2ème séjour suite 2

Octobre 1922

Dimanche 1er Octobre

Un coup de téléphone du commandant Roy vient de me réveiller,... à 5hrs de l’après-midi. Je m’étais allongé à 2hrs sur mon lit, et je me suis bel et bien endormi. J’ai manqué ainsi l’imposante et colossale procession du Saint-Sacrement qui, pour clôturer le Congrès Eucharistique, s’est déroulée à 4hrs sur l’Avenida Rio Branco. J’en suis navré ; et de plus Roy m’a exprimé son mécontentement dans le téléphone (cela, c’est un peu trop !)

C’est le résultat d’une semaine très fatigante, qui s’est achevé sur un samedi comportant l’inauguration officielle du Pavillon de l’Industrie et du Commerce français par le Président de la République l’après-midi, et le soir un bal à bord du cuirassé américain "Nevada".

Quelle corvée pénible officielle, hier après-midi : trois heures sur les jambes, en chaude jaquette, à écouter des discours dont plusieurs en portugais, à suivre un cortège à petits pas, à donner des explications dans le stand de Saint-Chamond en compagnie de Delporte et de Houdaille, et cela dans les salles d’un pavillon d’exposition conçu en France par un jeune architecte qui, ignorant le climat d’ici, ne se doutait pas qu’il construisait une étuve intolérable. Enfin le Président a eu des mots aimables pour Saint-Chamond et son Ministre de la Guerre s’est intéressé à notre stand sous ma conduite.

Quant à ma soirée sur le Nevada, j’aurais mauvaise grâce à m’en plaindre ; si j’y suis allé, c’est que je l’ai bien voulu, n’ayant pas été invité personnellement et ayant profité d’une carte inutilisée par un autre. Mais je n’avais pas encore assisté à un bal sur un bateau de guerre, et j’étais assez désireux de connaître ce spectacle.

Le Nevada, très moderne super dreadnought, est au mouillage au milieu de la baie, et des chaloupes à vapeur ou à pétrole y amenaient les invités. La décoration de plantes vertes et de lampes électriques enfermées dans des lanternes japonaises était fort élégante dans l’éclairage voilé ; on dansait sur la grande plage arrière du navire, et sur le pont supérieur d’où émergent les tourelles à trois canons de 340. Pour chacune de ces deux places de danse, deux orchestres se relayaient sans discontinuer, de sorte que les intervalles étaient courts entre les danses. Mais, hélas ! musique américaine, genre foire, sans rien de prenant ni de berceur : le fox-trot à jet continu.

L’Amérique est "sèche", depuis la guerre ; pour qu’on ne l’oublie pas, les buffets vous offraient pour rafraîchissements variés,... de l’eau ! L’Amérique est "sèche"... officiellement ; tandis que nous nous rincions la bouche avec de la vulgaire "flotte", dans le mystère de ses appartements, le vieux commandant, que ne séduisent plus les plaisirs de la danse, se consolait de sa jeunesse enfuie en se pochardant consciencieusement : le Général Durandin, ayant voulu aller le saluer avant de quitte son bord me l’a affirmé.

On dansait à côté des petits canons à tir rapide, en dansant sous les longues volées des grosses pièces endormies ; on flirtait dans la pénombre des recoins des tourelles,... et j’ai évoqué ce bal à bord d’un cuirassé anglais dans une colonie lointaine, peint par Claude Farrère dans les "Civilisés" : là où le plaisir plane ce soir, la mort brutale ravagera dans pas longtemps peut-être. Précisément en ce moment passent des inquiétudes pour la paix des peuples, et la guerre ne s’est endormie que d’un œil.

Mardi 3 Octobre

Hier, tir à Gericino. Puis, à 8hrs du soir, j’allais avec Houdaille dîner à la "République du chat blanc" ; c’est ainsi que s’appelle le ménage Barrouch, Dumont et Lafay qui font popote ensemble. Avec comme autres convives, les Gippon et les Buchalet, il n’y avait pas à rester moroses.

Les opérations du Jury de l’Exposition ont commencé, et cela me paraît assez absorbant. Hier, étant à Géricino, je m’étais fait excuser, mais aujourd’hui il a fallu fonctionner : assister à une réunion, puis visiter des stands, examiner les machines, discuter des récompenses méritées. Et comme nous formions un tribunal très hétéroclite : deux Français, deux Belges, deux Anglais, trois Américains, un Portugais, un Brésilien, un Danois, un Norvégien, nous ne nous entendions pas toujours immédiatement. Et cela va être comme cela chaque jour pendant quelque temps !

Je pars maintenant dîner dans un restaurant de l’Exposition avec les anciens Centraux en ce moment présents à Rio.

Mercredi 4 Octobre

Il ne m’arrive plus souvent de dîner à mon hôtel ; par exception, ce soir je n’ai aucune invitation, je vais en profiter pour gagner mon lit aussitôt en sortant de table. Depuis un mois, je soupire après une nuit de plus de six heures !

Aujourd’hui, matin et après-midi, travaux du jury à l’Exposition ; entre les deux, déjeuner chez les Brésard avec Iwa, Nikko et Petitbon. Et le brave commandant Roy, tourmenté à l’idée de partir le 14 Octobre, devient de plus en plus exigeant pour m’avoir sans cesse près de lui. Il fait pourtant partie d’un jury ; mais, comme je n’en suis pas, il est désorienté et, pour ne pas se compromettre, se dispense autant que possible d’assister à ses séances et à ses travaux.

Jeudi 5 Octobre

Je sais pourquoi nous travaillons comme des perdus au jury dont je fais partie. Mon collègue français, Monsieur Guyot-Sionnest, très aimable homme, ancien polytechnicien, directeur des établissements Weyher et Richemond, s’en retourne par le Mendoza le 14 Octobre ; il voudrait, avant son départ, avoir vu du Brésil un peu plus que Rio ; et sans aspirer à pousser jusque chez les sauvages, il désirerait aller à Saô-Paulo au début de la semaine prochaine. Et c’est pour lui faire plaisir que je n’ai plus ni trêve, ni repos. Les autres jury sont indolents ou commencent à être fatigués ; et c’est pourquoi seuls, Guyot-Sionnest et moi, nous nous sommes appuyés la rédaction des rapports sur les opérations déjà faites.

Et maintenant, je cours porter une poupée à Françoise Brésard, son cadeau de fête. Elles ne sont pas données ces poupées, à Rio : une petite poupée en étoffe et peau, pas très grande, 60 milreis (environ 100frs) ; il est vrai qu’elle a une figure amusante et des cheveux naturels.

Samedi 7 Octobre

Le commandant s’est décidé à parler publiquement de son départ sur le Mendoza ; je commence donc à espérer, bien qu’il ajoute toujours : « Mais si on me disait de rester, je resterais bien ! » Il m’a prié de télégraphier à Paris qu’il a l’intention de partir, « afin qu’on ait encore le temps de lui répondre de surseoir à son départ. » Alors pour ses derniers jours, je ne réagis plus trop contre son accaparement, et il s’en donne à cœur joie de me coller et de me cramponner.

A midi, il était radieux : il réalisait enfin son trêve de se montrer chef hiérarchique de tout le bataillon Saint-Chamond. A la Brahma, il avait invité à déjeuner les trois monteurs, et s’était fait entourer de son état-major, Delporte, Houdaille et moi. Boquet manquait, mais Boquet lui fait peur.

Boquet lui fait tellement peur qu’il faut maintenant que j’escorte le capitaine quand il va chez lui. Depuis plusieurs mois déjà il me turlupinait pour que je monte avec lui à Santa-Thereza. Ayant su insidieusement que ce soir j’étais libre, il a fait prévenir les Boquet qu’il irait leur dire adieu en s’invitant à dîner aujourd’hui, et que je serai avec lui ; et il m’a annoncé cela pendant le déjeuner ! Or, devant aller à un pique-nique demain dimanche, il faut que j’assiste à la messe de 7hrs, et j’aurais aimé ne pas me coucher tard. D’ailleurs lui-même a été invité par Barrouch à ce pique-nique, et il est fort embarrassé ; suivant une expression qu’il emploie vingt fois par jour :"il se tâte".

Hier soir, Monsieur Crozier, commissaire général du Gouvernement français à l’Exposition, et le baron Thénard, président de la section française, ont reçu à dîner, à l’hôtel Gloria, tous les jurés français. Et au dessert, ces deux grosses légumes qui, du Brésil, connaissent l’Avenida, les salons des ambassades, et les pavillons de l’Exposition, ont prononcé des speechs les plus aimablement contraires à la vérité des choses ici. Et il est effrayant de penser que ces gens, qui vont être sacrés "ayant vu le Brésil", seront écoutés et feront l’opinion.

Lundi 9 Octobre

Hier dimanche, bonne partie de plein air entre bons et gais camarades. Il y avait là les Gippon, les Buchalet escortés de leur jeune fils Albert, Petitbon, Barrouch, Dumont, Lafay, Houdaille et moi.

A 8hrs, nous embarquions sur le "Gigante", remorqueur fourni par Barrouch, agent général de la compagnie de navigation des Transports Maritimes de Marseille. Le commandant Roy était sur le quai, se tâtant encore,... se tâtant si bien que nous avons fini par partir sans lui avec cet adieu de Buchalet : « Eh bien ! vous n’êtes pas l’homme des décisions promptes ! » Ces mots l’ont d’ailleurs fort vexé, et il les avait sur le cœur aujourd’hui. Pour une fois où l’on veut l’entraîner en copain, ce n’est pas réussi.

Comme à tout pique-nique qui se respecte, les provisions étaient largement constituées : les ménages avaient fournis les mets de résistance, les garçons les fruits, Houdaille deux tonnelets de bière et moi des cigares et des confiseries.

Dans une matinée délicieuse, nous nous sommes longuement promenés sur la baie, visitant des anses, des rochers, des îlots, des plages dont les bateaux réguliers ne s’approchent jamais. Enfin, vers 11hrs, nous avons mouillé par 6 mètres de fond à 500 mètres de Ila d’Agnat, qui m’a paru une miniature des Petites Antilles que nous avons longées sur le "Sieglinde". On mit le you-you à l’eau, dans lequel je descendis avec Madame Buchalet, son fils, et Petitbon, tandis que les autres, en costumes de bain, piquaient des têtes et franchissaient à la brasse les 500 mètres qui nous séparaient de l’île, escortés par le you-you où nous ramions Petitbon et moi.

Ah ! pourquoi de notre temps, ne faisait-on pas de sport ? J’enviais tous ces jeunes qui, dans l’eau, se trouvent aussi naturellement à l’aise que sur une grande route. Et cela ne les empêche pas d’avoir l’intelligence aussi vive que nous, et le cœur sans doute un peu moins compliqué.

Repos, allongés au soleil sur le sable fin des grèves de l’île, la tête dans la tâche d’ombre portée par les manguiers. Retour en remorqueur comme nous en étions venus ; déjeuner sur le pont, plein de verve et d’entrain, et de bel appétit ; puis continuation de notre croisière sur la baie jusqu’à 5hrs du soir. Inutile de dire qu’en débarquant nous étions tous cuits comme des écrevisses cardinalisées, et que des coups de soleil déjà douloureux faisaient faire la grimace à plusieurs.

On ne peut se décider à écourter une aussi bonne journée alors les Buchalet ont ramené tout le monde chez eux pour dîner avec les provisions restantes, puis on dansa jusqu’à ce que le sommeil alourdît les paupières... ce qui ne tarda pas beaucoup.

Une semaine chargée commence par une journée chargée. Mais cette partie d’hier m’a redonné de la force et de l’allant.

Mardi 10 Octobre

J’annonçais hier une journée chargée, voici ce qu’elle fut : coup de téléphone matinal du Général Tasso qui avait un renseignement à me demander ; ce coup de téléphone m’arracha du lit ; rendez-vous avec le Commandant Roy, qui désirait que nous ayons tous deux un entretien avec Monsieur Rossi, à la banque française et italienne ; au retour de cette visite, déjeuner au Palace avec mon commandant.

Eté voir aussitôt après mon agent de Castro e Silva ; réunion de notre jury à l’Exposition ; retour à mon hôtel pour m’apprêter ; je me suis alors rendu à mon thé que donnait Madame Brésard : il était 6hrs ½, mais elle tient à ce que ces fidèles ne lui fassent pas faux-bond. Heureusement d’ailleurs que je suis arrivé tard, mon commandant Roy m’avait chargé d’excuser son absence, et la première personne que j’aperçue chez les Brésard c’était lui ; il était venu, me dit-il pour me rencontrer et me parler de nos affaires, ce qu’il entreprit dans un coin du salon au grand scandale de Madame de Dalmassy qui vînt sans façons m’arracher à ce fâcheux.

Au sortir de chez les Brésard, mon commandant m’emboîta le pas jusqu’à l’Hôtel des Etrangers : il voulait aller à 9hrs du soir faire ses adieux au Général Tasso, et il était empêtré sur ce qu’il aurait à faire et à dire ; il fallait que je lui apprenne sa leçon jusque dans les plus menus détails. « Alors, je sonnerai à telle porte, on m’ouvrira ; et alors ? ».

Je l’ai gardé à dîner, puis je l’ai conduit en voiture jusqu’à la porte du Général (il y est allé déjà trois fois) ; là, j’ai tenu bon et ai refusé d’entrer avec lui : il clame en ce moment à tous les échos qu’il s’en va, que Morize reste, mais que cela n’empêche pas qu’il est le chef de Morize… il n’a qu’à faire figure de chef.

Rentré à pied à mon hôtel, j’allais me mettre au lit, quand on m’annonça la visite de Castro e Silva ; pour lui je n’ai pas d’heure, il était minuit quand il m’a quitté. Le moment est critique ; l’horizon, déjà très assombri depuis quelques jours, est noir et menaçant ; c’est l’instant de remuer ciel et terre, et je viens de reconnaître que pour cet assaut final, c’est encore moi seul qui vais mener l’action. Nous avons payé très chers des appuis et des concours, mais nos troupes manquent d’énergie.

Donc des ennuis et du travail d’ici le 15 Novembre (changement de gouvernement). Cela commence.

Ma journée d’aujourd’hui a été remplie comme celle d‘hier, j’ai du m’excuser tout à l’heure par téléphone de ne pas me rendre au thé intime de Madame Gippon.

Mercredi 11 Octobre

Mon met quotidien sera bref et hâtif. Les interminables stations dans les antichambres des Ministres et des hommes politiques ont recommencé pour moi. Il y a urgence à ce que je vois le Général Pessôa, frère du Président : j’y suis allé ce matin pour me heurter à porte de bois ; cet après-midi, il m’a fait poser de 2hrs ¼ à 5hrs ¼ pour me faire enfin dire par son officier d’ordonnance que j’y retourne un autre jour.

Je n’ai que le temps de me mettre en habit, invité par les Fessy-Moyse à dîner au Jockey avec le Ministre de Suisse et sa femme. Et le commandant Roy a insisté pour qu’auparavant je passe le voir au Palace.

Jeudi 12 Octobre

Découverte de l’Amérique, donc férié. Comme je ne pouvais alléguer aucune autre occupation, j’ai dû consacrer toute la journée au commandant Roy. Son état est celui d’un élève qui tremble à la pensée d’aller passer un examen ; il est malade à la perspective que Monsieur Laurent, Rimailho et Patart vont l’interroger à son retour, et il potasse un examen dans la fièvre de la dernière heure.

« Que faudra-t-il que je réponde si on me demande telle chose ? » m’interroge-t-il à tout instant ; et dès que j’ouvre la bouche : « Pas si vite, attendez je vais écrire ce que vous dîtes. » Je m’aperçois qu’il n’a aucune idée de la situation, de la mentalité des officiers de la Commission, du rôle de Boquet, de nos négociations. Par timidité, crainte de se compromettre, absence d’ordres précis venus de Paris, il n’a vu aucun personnage ni aucun de nos agents secrets ; c’est l’avant-veille de son embarquement qu’il s’inquiète d’aller visiter le fort de Copacabana où nous avons exécuté de nombreux tirs auxquels il n’a pas assisté. Alors, avec un vague aperçu des lieux, et la lecture des procès-verbaux de tir établis par Houdaille, il espère pouvoir s’en tirer tant bien que mal.

Et il compte sur ces deux derniers jours pour que je le chauffe à blanc, et pour empiler dans sa mémoire un tas de choses pêle-mêle. « Cela se tassera pendant la traversée », espère-t-il.

Il avait invité à déjeuner avec moi par Monsieur Couve, attaché commercial français ; il tenait absolument à cette invitation qui a fortement surpris l’autre. Mais voilà, il faut pouvoir dire à Paris qu’on a entretenu des relations, qu’on a donné des déjeuners et des dîners ; et Monsieur Couve est un brave homme tout simple qui n’intimide pas le commandant.

Pauvre Roy ! ah ! non, il n’est pas taillé pour les missions. Et pourtant il n’a pas trouvé son séjour à Rio désagréable, il ne s’est mis aux prises avec aucune difficulté, il m’a toujours eu à ses côtés pour l’empêcher de barboter ou le retirer des crachats dans lesquels il se noyait. Et c’est sans aucun enthousiasme qu’il retourne à la rue de la Roche Foucauld.

Vendredi 13 Octobre

Le Mendoza est retardé d’un jour : c’est seulement dimanche qu’il touchera Rio. Cette nouvelle a remplie de joie mon commandant. Autre chose le rend radieux : le Général Tasso estimant que tout de même c’était peu d’avoir vu le Ministre de la Guerre seulement deux minutes le lendemain de son arrivée, lui a obtenu une audience tout à l’heure ; et cette courte visite paraît lui avoir retiré un peu de son appréhension de comparaître devant les grands chefs. Mais la chauffe pour son examen continue.

Ce soir, banquet monstre au Palais Monroe : les commissaires et les jurés de l’Exposition y sont tous conviés... Et l’on prétend que cela va être la dernière manifestation de vie de l’Exposition qui tombera ensuite dans l’oubli.

Lundi 16 Octobre

Samedi et dimanche, je n’ai pas quitté le commandant : dernières questions à me poser, tri de ses papiers, emplettes à faire. Il a pourtant fallu que je l’abandonne samedi à l’heure du dîner : il y a une autre passagère sur le Mendoza dont le départ fait un petit vide ici : Madame Gippon, et je la recevais au restaurant avec son mari, Lelong, Thys et Houdaille.

Quelle cargaison sur ce Mendoza ! Crozier et sa femme, le baron et la baronne Thénard et leur fille, Monseigneur Baudrillard et Monseigneur Chantard, Fonck l’as des as, le commandant de Vazelhes et sa famille, Roy, plusieurs industriels français délégués pour l’inauguration de l’Exposition de Rio, Madame Gippon, la petite Olivier qui n’accompagne pas son père en Argentine et qui laisse ici tout mélancolique le jeune Achard, très gentil garçon, polytechnicien de fraîche date, retenu à Rio par sa mission (à peu près certainement un mariage en perspective). J’allais oublier Laroche en seconde classe.

Le ciel était bas et gris, le jour s’éteignait. Madame Gippon pleurait et me donna, ainsi qu’à Houdaille, nous ses bons camarades, un franc baiser sur chaque joue. Roy avait un cafard monstre, et le pauvre s’accrocha si bien à moi jusqu’à l’ultime minute que la grue avait déjà soulevé la passerelle quand je sautais dessus pour regagner les quais ; quelques secondes de plus et il me fallait descendre par l’échelle de corde.

J’ai le cafard aujourd’hui : temps maussade ; souvenir de ce bateau qui s’en allait très lentement dans le soir, avec ses lugubres adieux de sirène, nous donnant une sensation d’abandon sur une rive lointaine ; disparition d’une gentille camarade, et jusqu’à ce pauvre Roy qui me manque. Je dois être comme un homme qu’on a opéré d’une tumeur gênante : il est tout interloqué de ne plus être gêné.

Et puis les affaires m’inquiètent ; j’ai fini aujourd’hui par être reçu par le Général Pessôa autour duquel j’ai vu tourniquer Filloux ; je ne suis pas satisfait de mon entretien avec lui, bien qu’il m’ait promis de parler au Président en faveur de Saint-Chamond.

Très remarquée hier l’abstention de Boquet à venir dire adieu au commandant Roy, et c’est mal élevé. J’en ai eu de la peine pour le commandant qui, je crois, n’en a éprouvé que de la surprise. Boquet n’a pas été bien gêné par le séjour de Roy, et il aurait pu ne pas se retrancher ostensiblement de la Compagnie en refusant un geste de déférence vis-à-vis de l’ingénieur en chef. Je me sens maintenant gêner de retourner chez lui sans y être invité.

Mercredi 18 Octobre

J’annonçais avant-hier que j’avais un fort cafard. Quelqu’un l’avait beaucoup plus fort encore : c’était Ryder, le secrétaire de Morgan, ambassadeur des Etats-Unis. Le pauvre garçon l’a même eu si fort, qu’il s’est mis une balle dans la tête. Cette nouvelle, brusquement apprise ce matin, m’a vivement émotionné ; Ryder n’était ni mon ami, ni mon camarade, simplement une figure de connaissance ; une poignée de mais quand nous nous rencontrions, quelques mots échangés. Il y a quelques semaines j’avais pris le thé avec lui et les Brésard au Fluminence par une fin d’après-midi, et je le voyais dans les milieux où je vais.

Mais je trouvais assez sympathique ce grand garçon craintif, qui avait dû avoir des heures mauvaises, et que l’on sentait toujours sur la réserve comme prêt à essuyer une rebuffade. Des heures mauvaises ! on chuchotait de tristes choses sur son compte, on affirmait qu’il ne devait sa situation qu’au fait de "coucher" avec Morgan. Les plus indulgents (et ils ne sont pas nombreux ici) disaient cependant qu’il n’avait pas ce vice par nature et par goût, mais par nécessité de garder sa situation : une convention tacite avec son ambassadeur.

Ce qui le prouverait c’est qu’il a ressenti un grand amour pour une femme ; et sans qu’il ait laissé aucun mot avant de mourir, tout le monde ici, et moi le premier, ne met pas en doute que c’est cet amour qui l’a conduit à la mort. Et la femme, c’est Iwa.

Il y a un peu plus d’un an qu’Iwa, ayant fait la connaissance de Ryder dans les milieux diplomatiques, s’était toquée de lui. Mais sa famille, en raison sans doute de la mauvaise renommée de Ryder, s’était formellement opposée au mariage. Cette fille sauvage aurait alors déclaré : « Vous pouvez m’empêcher d’être sa femme, mais ne pourrez pas m’empêcher d’être sa maîtresse ! »

Ryder, parti quelque temps aux Etats-Unis, était revenu il y a trois ou quatre mois, et ni Iwa, ni lui ne s’étaient oubliés. C’est alors que Madame Hourigoutchy dit à sa fille : « Voilà un an que nous nous faisons souffrir l’une, l’autre. Epouse-le mais à la condition qu’il t’emmène au loin ; je ne veux pas le voir chez moi. » Et alors une chose étrange s’est passée dans l’âme mystérieuse de cette fille : ne sentant plus de résistance, étant libre de voir Ryder ouvertement, d’aller et venir avec lui au vu et su de tous, sa passion s’est anémiée, et elle s’est lentement détachée de lui.

On avait remarqué que souvent maintenant, quand ils étaient ensemble, elle prenait congé de lui prétextant un thé, une visite, une partie organisée. Elle reprenait une activité physique et son allant, tandis que Ryder semblait de plus en plus apeuré et empli de spleen. Et Petitbon redevenait plus que jamais le grand camarade, le confident, l’entraîneur.

La semaine dernière, Iwa, remarquable amazone, est partie à Saô-Paulo pour monter au Concours Hippique de là-bas ; Petitbon est allé la rejoindre samedi et dimanche ; et comme il retournera dans quelques jours dans le Saô-Paulo pour préparer des manœuvres, Iwa devait l’attendre dans une fazenda où sa mère va partir la retrouver.

Peu après son retour lundi matin, Petitbon recevait un coup de téléphone de Madame Hourigoutchy : on venait de la prévenir que Ryder s’était tué à l’instant.

Eh bien ! voici maintenant toutes les femmes ici en pâmoison pour Ryder, et d’une sévérité féroce pour Iwa.

Jeudi 19 Octobre

Encore des gens agréables et gentils qui disparaissent de notre scène, et que nous n’avons plus chance de revoir qu’au hasard des rencontres sur l’immense globe : c’est l’attaché naval américain, Commandant Sparrow, et sa femme. Nous les avons accompagnés cet après-midi à bord du "Southern-Cross" (Croix du Sud) qui va leur faire faire en sens inverse le voyage que nous avons fait avec le "Sieglinde",... mais un peu plus rapidement : escale à la Barbade puis New York. Ce petit colibri de mistress Sparrow pleurait et serrait avec effusion tous ses amis sur son cœur : comme elle est très extériorisée, son chagrin sera de courte durée.

Il y avait là, sur le quai, Madame Hourigoutchy : elle aussi a les paupières grosses de larmes ; on m’a dit qu’elle restait très affectée de la mort de Ryder dont elle croit sentir la responsabilité ; en tout cas, son entrain habituel l’avait abandonnée.

Le Général Durandin m’a ensuite ramené au Palace prendre le thé avec le couple Houdaille - Mireille (Mme Buchalet)... qu’il commence à être admis de ne plus séparer. Sont-ce les effluves qui se dégagent de ce flirt ? Mais je n’avais pas encore vu le général si jeunet : il nous en a servi des vertes et des pas mûres !

Vendredi 20 Octobre

De 7hrs ½ à 11hrs ½, j’ai passé ma matinée au tennis : au Fluminence d’abord avec notre vice-consul Barthe, puis au Paysandú avec Houdaille et Madame Buchalet. Si je pouvais jouer régulièrement au tennis avec ces deux derniers, champions tous deux, les enfants verraient revenir autre chose qu’une "panouille" ; mais j’ai des interruptions parfois de plusieurs semaines entre les séances, et des matinées comme aujourd’hui sont une exception.

Pourtant, en ce moment, les exercices au grand air me seraient bien utiles pour tuer les nerfs. La tournure que prend notre affaire m’inquiète terriblement. Les gens qui sont nos amis me donnent de belles paroles qui ne concordent nullement avec ce que je sais des agissements du camp adverse : alors je n’ai plus confiance dans leur action, et j’imagine qu’ils dorment béatement sur leurs deux oreilles.

J’ai trop reçu d’assurances optimistes, aussitôt suivies d’une demande d’argent ! Je ne crois plus qu’aux renseignements que je recueille moi-même ; muni de ces renseignements j’indique à mes agents ce qu’ils ont à faire pour travailler les influences en notre faveur,... et ils ne font rien, se contentent de me répondre, quand je les asticote trop : « Mais ne vous tourmentez donc pas tant ! On nous a affirmé que l’affaire était à nous. »

Je sais trop qu’il ne faut pas attendre que les alouettes vous tombent toutes rôties dans la bouche. Je trouve, moi, que l’horizon s’assombrit rapidement ; je viens de savoir que Collin avait été invité à déposer et faire enregistrer ses pouvoirs au Cabinet du Ministre. Il m’est impossible de me faire recevoir par le Ministre ; le Général Tasso Fragoso m’a déjà dit : « Si la victoire était à Schneider, je désirerais tout de même rester l’ami de Saint-Chamond. » Et avec tout cela, on voudrait que je m’estime satisfait avec ces quelques mots : « L’affaire nous est assurée. »

Heureusement, rue de la Rochefoucauld ils semblent avoir enfin perdu leur belle assurance, et sentir que la situation est critique. Mais Rimailho continue à me faire câbler : « Nous faisons ordonner à Rossi de s’efforcer que toutes les commandes d’artillerie nous soient exclusivement réservées. » Rossi ! le directeur d’une agence de banque, un peu moins que ce qu’était Renguet à Rio ! Zuccoli, un petit juif italien, qui monte à cheval au Bois de Boulogne avec Rimailho et qui est le grand patron de cette banque, lui en aura parlé, et l’autre gobeur aura aussitôt fait des rêves de victoire !

Samedi 21 Octobre

Je suis toujours, non seulement occupé, mais surtout préoccupé, et ce n’est pas cela qui nous empêchera de nous réveiller dans le lac un de ces quatre matins.

Tiens ! voici plutôt, pour changer les idées, quelques impressions au cours de ma journée.

Combien c’est quelque chose de triste, un petit enfant né au fond d’un bazar de jouets, et grandissant avec, constamment sous les yeux, ces poupées, ces chevaux de bois, ces trains mécaniques, etc. ... Quel rêve paradisiaque à la pensée de vivre toutes ses heures dans un  magasin de joujoux !

Ils étaient un petit garçon et une petite fille de cinq à six ans que, de chez mon tailleur, je regardais dans le magasin d’en face, un beau magasin de jouets de la rue Ouvidor. Ils étaient calmes et mélancoliques, désoeuvrés, jouant distraitement avec trois bouts de papier ; et la tristesse de ces petits m’a paru étrange dans ce cadre de joujoux auxquels ils étaient indifférents et qui auraient fait écarquiller des yeux hypnotisés à tous les autres enfants.

Le joujou c’est un évocateur de rêves pour les petits, et une figurine de bois peint sert à porter leur âme dans un monde enchanté. Et voilà que pour ce petit garçon et cette petite fille le joujou n’est qu’un mauvais morceau de bois ou de fer avec un chiffon d’étoffe sans valeur, qu’une réalité médiocre, que pour eux la féerie et le mirage sont éteints et que le rêve ne s’éveille jamais Que c’est triste d’être enfant d’un marchand de jouets !

Les deux titres de films que l’on déroulent en ce moment dans les cinéma de Rio : "Un document de l’agonie du vieux monde" et "Où vas-tu vieille Europe ?", suffisamment suggestifs, sont des indices de la mentalité du Nouveau Monde : elle commence à n’en plus guère imposer, cette vieille douairière d’Europe, lente, compassée et un peu prétentieuse. On s’en affranchit, et on commence à aspirer à ne plus la copier. Et un jour viendra peut-être où la forêt vierge aura enseveli les ruines de Paris comme les ruines d’Angkor.

Lundi 23 Octobre

Hier, journée de dimanche absolument comble. Toute la matinée (et je n’ai eu que le temps d’attraper ma messe de 11hrs), visite de Naundorff, ce nouvel adjoint de Boquet, qui prend l’habitude de venir me faire ses doléances contre son chef, qu’il connaît depuis quinze jours. Je ne sais vraiment pas où la Compagnie ramasse son personnel maintenant : ce Naundorff doit être un fort brave homme, mais bien excité ; sorte de grand Marius de Marseille, type du colonial au cerveau piqué, il ne parle déjà que rien moins que « coller deux balles dans la peau de Boquet »

« Je vous en prie, Monsieur Morize, insistez pour que Monsieur Boquet quitte le Brésil au plus vite, sans cela il va lui arriver malheur. » Motif de cette animosité : Boquet n’aurait pas considéré Naundorff comme ce qu’il doit être ; il se serait permis de lui donner un travail à faire, tandis que Naundorff prétend être venu pour remplacer Boquet (et j’imagine qu’au fond il doit y avoir eu quelque parole inconsidérée du Colonel Rimailho, toujours tout feu, tout flamme pour les nouveaux).

Mais ce qui me laisse rêveur, c’est quand j’entends Naundorff proclamer naïvement, avec son pur accent de Marseille : « Pour l’industrie sucrière, je peux dire qu’il n’y en a pas deux comme moi au monde ; vous pouvez demander en Egypte, aux Indes, au Costa Rica ce qu’on pense de Naundorff. Mais chacun son métier, et je n’en dirais pas autant pour l’artillerie aux Etats-Unis avec Monsieur Duthil. Si l’on aurait à me confier une question d’artillerie, je serais franc, moi, et je demanderais à Monsieur Laurent ou au Colonel de m’envoyer un ingénieur qui s’y connaisse. »

Mais voyons : j’imagine qu’à l’arsenal on s’occupe plutôt d’artillerie que de sucre ! Et puis, je ne sais pourquoi, j’imagine que ce Marius ne doit pas avoir grand droit à ce ruban rouge qu’il arbore à sa boutonnière : port illégal de décoration, il ne manquerait plus que cela ; oh ! ce ne doit pas être avec des idées perverses, mais seulement parce que cela fait bien et « en impose aux sauvages. » Je crains fort que nous n’ayons des ennuis avec ce coco là.

Je fus ensuite chercher les Brésard et Marland pour les emmener déjeuner dans un original petit bistrot français de la rue Don Manoël ; je voulais leur faire une amitié avant le départ, ce soir, de Brésard et Marland pour les manœuvres de Saô-Paulo. Nous achevâmes notre après-midi à l’Exposition et Brésard m’inquiéta encore en m’avertissant que le Général Tasso avait complètement tourné en faveur du Creusot.

En les quittant, je n’eus que le temps d’aller faire un brin de toilette pour me rendre à dîner chez les Dalmassy, où nous passâmes une gentille et calme soirée en compagnie de de Séguin, et d’un jeune aimable Français, Pinette, venu représenter son père à l’Exposition... cette pauvre Exposition qui ne bat que d’une aile, vaste four.

Quant à aujourd’hui, recommencement de nombreuse démarches pour essayer de sauver une situation qui semble de plus en plus compromise.

Mercredi 25 Octobre

Hier, réunion du jury de l’Exposition, élaboration d’un long rapport à la Compagnie.

Iwa est repassée hier par Rio, tout à fait discrètement, et bien peu de gens le savent. Moi-même je l’aurais ignoré si, à 7hrs du soir, elle ne m’avait envoyé un bonjour par téléphone, me demandant de lui faire suivre à Buenos-Aires un paquet qu’elle attend par le Lutetia. Elle s’est embarquée en effet aujourd’hui pour l’Argentine et le Chili avec son frère Nikko et un ménage ami. Et le temps passera, et l’oubli ensevelira le drame...

J’ai fait aujourd’hui, d’assez originale façon, la connaissance d’une amie d’Iwa, Petitbon, Houdaille, etc. ..., dont j’entends parler à tout instant depuis six mois sans avoir jamais pu lui être présenté : Melle Edith Savil. Notre jury avait à s’occuper des exposants anglais, et en arrivant au pavillon de l’Angleterre, nous demandons des renseignements à la secrétaire du Commissaire Général anglais, une jeune miss aimable, sentant la jeune fille du monde obligée de travailler, parlant le français sans accent aussi bien que l’anglais.

J’eus le flair. « Ne connaissez-vous pas le Commandant Petitbon, Mademoiselle ? lui dis-je. Et sur sa réponse affirmative j’ajoutai : « Alors n’êtes-vous pas Mademoiselle Plum-pudding ? » Je ne me rappelai sur le champ que ce surnom qui lui a été donné par Petitbon et qui est devenu indélébile. Elle me répondit : « oui » dans un grand éclat de rire, me connaissant de nom comme ayant escaladé la Gavea. Je la savais d’ailleurs très sympathique dans tout mon entourage où Iwa l’avait- prise sous sa protection : sa mère est restée seule avec plusieurs filles, le père étant mort ou ayant disparu, je ne sais au juste ; et pour permettre à sa mère d’élever convenablement ses plus jeunes sœurs, elle s’est courageusement mis à travailler.

Mais tous les faits de ma journée ne sont pas aussi émouvants que celui-ci. Je déjeunais au Jockey avec Houdaille et Delporte, quand notre ambassadeur est venu me faire ses condoléances pour notre défaite dans la question d’artillerie : « Pas encore tout à fait, Monsieur l’Ambassadeur ! » Mais le glas sonne de toutes parts.

Puis j’ai été présenter Delporte au Général Tasso,... et tous deux nous avons eu l’impression nette que ce dernier a complètement abandonné notre cause.

Jeudi 26 Octobre

Encore Naundorff, ce matin, à l’improviste, à la première heure. Séance de plaintes, de vantardises, de menaces à l’égard de Boquet, et même de larmes. Je commence à trouver inquiétant ce bonhomme brûlé par le soleil. J’avais l’impression ce matin d’être enfermé dans ma chambre avec un fauve qui pouvait à tout instant devenir dangereux, et mon calcul était fait pour l’abattre avant qu’il fasse feu sur moi.

Un câble de la Compagnie : « Faites tous vos efforts pour que le Creusot n’obtienne pas de commande avant le changement de gouvernement. » C’est dire qu’ils ont renoncé eux-mêmes à en obtenir une,... et voilà ce qu’on appelle travailler pour la France !

Vendredi 27 Octobre

Du milieu des eaux, le commandant Roy m’adresse une "Lettre Océan", c'est-à-dire qu’on radiotélégraphie une lettre (à nombre de mots très limité) à un bateau qui passe en sens inverse, et qui dépose le message à la poste de la première escale du pays. Ce n’est pas très rapide : cette lettre fut expédiée le 18. Le commandant Roy m’annonce qu’il a emporté par mégarde la clef de ma valise et qu’il a oublié ici ses châssis photographiques, et il me souhaite « bonne espérance » dans nos affaires, cela tombe à pic !

En plus de tout ce que j’ai à faire, il faut s’occuper ces jours-ci des "p’tites veuves", dont les maris sont aux manoeuvres. Le groupe Gippon, Dumont et Lafay, qui n’y prennent part, s’occupe de quelques-unes, telles que Mesdames Barrand et Pascal. Delporte, Houdaille et moi nous nous sommes attachés au trio Buchalet, de Dalmassy, Brésard. Et ces dames ont tendance à devenir vite exigeantes sur le service : il ne faut pas manquer d’aller deux fois par jour aux nouvelles (il est vrai que depuis le départ de leur père, les trois petits Brésard ont trouvé moyen de tomber malades). Hier c’était à l’Hôtel Central que j’ai été convoqué pour faire le bridge avec Madame Buchalet et Houdaille, et cet après-midi, Delporte et moi avons emmené la petite Brésard au cinéma.

Samedi 28 Octobre

Un court instant de répit entre mes travaux et démarches de la journée, et un dîner Boquet ce soir.

Dimanche 29 Octobre

Un coup de téléphone de Madame Brésard m’a demandé d’aller la prendre avec Françoise, dès après le déjeuner, pour les promener ; elle n’est pas en train, et ne se sent pas le courage de vivre seule toute cette journée,... et naturellement ce bon garçon de Morize est là pour un coup !

Novembre 1922

Mardi 1er Novembre

La Toussaint n’est pas fériée publiquement ici. Et il a fallu aller à Deodoro avec un des officiers de la Commission d’Expériences qui avait besoin d’explications sur notre matériel. Je n’y comprends plus rien : le rapport ne serait donc pas encore fini ; et on m’a assuré cependant que le Ministre l’avait déjà en sa possession.

Hier soir, après nous avoir eus à dîner à son hôtel, Delporte et moi, Houdaille nous a emmené faire le bridge chez Madame Buchalet qui m’a appris que Madame Brésard avait une extinction de voix complète ; j’en suis bien ennuyé, surtout si c’est avant-hier soir qu’elle a pris froid.

Quant à moi j’ai une de ces crises d’entérite, aujourd’hui, qui me mettait bien mal à l’aise à Deodoro !

Jeudi 2 Novembre

Ce matin, un coup de téléphone matinal de Madame Brésard me demandait si je ne pouvais aller à la gare chercher son mari qui rentrait de manœuvres. Elle craignait qu’il ne s’inquiète de ne pas la voir, sachant qu’à son départ les enfants étaient tombés malades, et elle-même était trop prise à la gorge pour pouvoir sortir. Mais voilà, on avait promis à Françoise qu’elle irait chercher son papa. J’ai compris, je suis allé prendre le bébé, et par un temps de chien, sous la pluie tiède, je suis allé, avec ma fille d’emprunt, attendre Brésard.

Avant déjeuner, une prière à l’église, pour tous nos chers morts, et tout l’après-midi courses d’affaires et agitations quotidiennes bien que notre horizon devienne sombre, sombre,... !

Samedi 4 Novembre

Hier, sale journée ! Le Ministre m’a fait appeler pour me dire qu’il n’y avait plus d’espoir pour Saint-Chamond. A l’unanimité, la Commission a donné la préférence au canon du Creusot. Donc, c’est officiel ! Et le Ministre, tout aimable et souriant, a cru liquider en 3 minutes nos efforts de 3 années !

Mais ce n’est encore, pour le Creusot, qu’un succès d’estime, et son contrat n’est pas signé. J’ai donc recommencé à me démener, mais quel sursaut d’énergie il m’a fallu pour me relever de mon aplatissement !

Je n’ai pas eu le cœur, dans le grand chagrin que m’a apporté la nouvelle de la mort de papa, de continuer ces pages où est imprimée de la vie avec ses joies, ses exubérances, ses préoccupations.

Dimanche 5 Novembre

Je n’ai plus de papa. Voilà la seule et douloureuse pensée que j’ai depuis ce matin. Je suis bien malheureux : avec papa dans la vie, j’étais tranquille, je me sentais en sûreté, et tout à coup je suis perdu, errant, j’en ai du vertige et de la peur.

Quelle affection ne va plus m’envelopper. J’ai bien encore senti combien papa m’aimait, lorsque je l’ai quitté, mon dernier soir de France. On nous avait un peu écarté l’un de l’autre, mais ce n’était qu’apparence ; nous en avions souffert tous deux, mais pourvu qu’il n’ait as cru que j’étais indifférent à cet écartement, et qu’il ait toujours senti que dans mon cœur il était resté mon père très aimé.

En pleurant seul ici, je pense à eux là-bas, et il me semble que je suis agenouillé avec eux tous, devant papa dont la vie nouvelle ne peut plus se mêler à notre vie de maintenant. Je prie mais plutôt avec la pensée que la prière est notre manifestation d’âme avec les chers disparus ; mais j’ai la confiance inébranlable que papa est dans une fête de lumière et de joie, lui qui vivait si près de Dieu par sa Foi profonde et sa pensée si imprégnée de religion.

Il a retrouvé maman, et moi, je suis tout à fait orphelin.

Lundi 6 Novembre

Il est déjà mélancolique, quand on est éloigné de tous, de chercher à s’imaginer les phases d’un jour de fête. Combien c’est douloureux quand ce sont des jours de misère et de deuil. Etait-ce hier, est-ce aujourd’hui la cérémonie funèbre, ce déchirant départ de la maison. En comptant, j’ai estimé que ce devait être ce matin, et à 9hrs je lisais la messe d’enterrement dans l’église. En même temps, j’étais bien là-bas, à mon poste près de papa, pour lui rendre les honneurs ; aura-t-on pensé à marquer ma place par un vide ? un vide apparent, car j’y étais, je l’affirme.

Comme pour maman, j’ai été tiré de mon sommeil hier matin pour recevoir le coup. Il était 8hrs ½, j’avais dîné chez les Boquet la veille, la soirée s’était prolongée dans les parties d’échecs, je m’étais couché tard. Oh ! les pauvres ! Houdaille et Delporte, qui sont montés dans ma chambre, tout angoissés, les nerfs tendus au point que les larmes sont venues quand il m’ont vu pleurer. J’ai eu l’épaule secourable de Houdaille, comme il avait eu la mienne il y a quelques mois.

Comme ils ont été affectueux, et cherchaient à me secourir. Tous d’ailleurs ; Lelong m’a écrit dès hier soir, et il y a mis tout son cœur. Ici, les gens ont les qualités de leurs défauts : ils mordent dur, mais, si la peine s’abat sur l’un de nous, ils vous aident et vous appuient de tout leur pouvoir. Houdaille et Delporte s’étaient mis en tête de ne pas m’abandonner ; j’ai presque dû les supplier de me donner quelques heures à moi-même. Ils sont revenus me prendre, hier matin, pour aller ensemble à la messe de 11hrs puis ils m’ont emmené déjeuner et sont revenus me prendre pour dîner.

Et aujourd’hui, c’est le travail et la lutte, car la vie continue. Mais notre affaire d’artillerie est désespérée, et il est pénible de se battre à mort dans une atmosphère de souffrance et de deuil. De plus, je suis tout cassé : après quelques heures d’un sommeil abruti, je me suis réveillé ce matin avec un violent mal de tête qui ne m’a pas abandonné de toute la journée.

Mardi 7 Novembre

Toute une nuit de malaise, avec à trois reprises, vomissements de bile. Aussitôt que je vais avoir un peu de liberté, je me purgerai, et il n’y paraîtra plus.

J’ai à faire au point presque d’en oublier ma peine. Comme après nos premières expériences, j’essaye à nouveau de sauver Saint-Chamond. Mais tout cela n’est que l’arrêt de l’adversaire devant la victoire.

Les chaudes sympathies, les bonnes affections continuent à m’envelopper : lettres et cartes, coups de téléphone, visite des de Dalmassy cet après-midi. Et tous me demandent d’aller déjeuner ou dîner avec eux, dans l’intimité sans personne d’autre. Et tout ça est sincère et vrai : tous, si loin, ont tellement la sensation de leur fragilité quand l’orage passe.

Mercredi 8 Novembre

Houdaille m’a apporté ce matin le câble de toute la famille : malgré la distance, nous formons un bloc, et papa doit être content. Ce câble était arrivé hier soir : quoique "en différé", il n’avait mis que peu d’heures pour me parvenir.

Jeudi 9 Novembre

Le combat de la vie ne s’arrête que pour le combat qui est tombé ; les autres ont à peine le temps de se pencher sur lui, il faut continuer en avant en emportant seulement son cher souvenir. Ici, la lutte est âpre, et atteint ces jours-ci son maximum d’intensité : notre situation est très mauvaise mais pas encore désespérée ; nous combattons pied à pied. Arriverai-je comme l’an dernier à arrêter l’adversaire ? J’ai peur que non, car toutes les forces sont conjurées contre nous, et j’ai à faire à de redoutables lutteurs.

Papa, qui s’intéressait si vivement à ma mission, doit voir maintenant ce qu’il m’en coûte de peines et d’efforts, et sait que je travaille comme il a lui-même toujours travaillé.

Vendredi 10 Novembre

Le Lutetia part ce soir, et je ne veux pas manquer ce courrier rapide. Mon rapport à la Compagnie m’a fait veiller cette nuit jusqu’à 2hrs, et ce matin, j’ai encore à le copier. Et ce sont des dérangements par les allées et venues incessantes de tous : Houdaille qui vient chercher des consignes, Delporte qui tient à me soumettre son rapport à la Compagnie, des gens de Boquet qui viennent se raccrocher à moi parce que tout sombre dans la mission de celui-ci. Moi aussi, je suis le Père Gigogne.

Je n’ai même pas le loisir de répondre à toutes les marques d’affection qui m’arrivent spontanément. Mr Olivier, retour de Buenos-aires et qui repart ce soir pour la France, trouve moyen de me faire parvenir à l’instant un mot de cœur ; il n’y a pas, il faut que je lui réponde : demain serait trop tard.

Samedi 11 Novembre

Bien que ce papier soit loin d’être "deuil", je continue à écrire dessus : mon chagrin ne se mesure pas à la largeur d’une bande noire. En fait de deuil d’ailleurs, on ne trouve pas aisément ce qu’il faut ici : il y a bien à Rio une maison spéciale, mais uniquement pour dames. ? L’exportation n’a pensé qu’aux choses plaisantes et chatoyantes, et dès qu’on veut se limiter dans le sévère on doit se borner aux choses usuelles du pays.

Aujourd’hui ce sont les 20 ans de notre premier-né, et je ne l’oublie pas. Joie des naissances, douleur des morts, tout se superpose ; seulement voilà, plus on avance, plus on finit par être isolé ; peu à peu, on pointe seul en tête ; devant soi, plus personne ; sur sa ligne, beaucoup sont tombés ; il n’y a plus que ceux qui sont derrière. Maintenant personne ne me sépare plus de la mort : c’est mon tour.

Je viens de rencontrer Lelong et Petitbon, très affectueux, très empressés à consoler. Ceux-là se mêlent à la vie, joyeuse ou triste, en prennent leur part ; tandis que d’autres semblent vivre en marge, lointains, indifférents. Il fallait absolument, hier soir, que je voie Boquet pour affaires : je suis monté à Santa-Thereza avec Houdaille. Eh bien ! il ignorait absolument que le malheur m’avait touché ; et d’ailleurs ses condoléances ne sentaient que la correction sèche. Il vit égoïstement dans sa retraite avec sa femme et ses deux méchants gosses, ne fréquentant que le ménage de son contremaître Dumétier, et il se garde soigneusement d’être inquiété par les agitations extérieures.

J’ai été quelque peu abasourdi de cette tranquille ignorance en ce moment : comment, Saint-Chamond traverse la phase la plus critique que nous ayons connu ici depuis deux ans et demi, le bateau est en péril et tout l’équipage travaille à le maintenir à flot ; seul Boquet ne songe qu’à mettre son embarcation à la mer pour se sauver en laissant les camardes se débrouiller ; il ne se tient pas à leurs côtés, se désintéresse de leurs efforts, et de ce qu’il advient d’eux, et a pris toute dispositions pour quitter le Brésil au début de Décembre !

Dimanche 12 Novembre

Début d’une semaine importante. Le 25, changement de gouvernement, et pour nous il s’agit de savoir si la commande sera passée au Creusot avant cette date, c'est-à-dire si nous n’avons plus rien à faire au Brésil, ou bien si, malgré leurs belles paroles, les gens d’ici ne donneront à notre concurrent qu’un succès d’estime, ce qui peut permettre à la situation de se prolonger telle quelle pendant des années.

J’ai ordre de ma Compagnie d’entraver par tous les moyens la signature d’une commande au Creusot : ce n’est pas cela qui nous donnera la victoire, puisque nous sommes condamnés ; nous allons aboutir, sans profit pour nous, qu’à lever les intérêts d’une maison française : j’obéis, tout écoeuré.

Sur tout le groupe de Saint-Chamond passe l’ombre de Schneider, comme l’ombre d’un épervier, et c’est l’émoi chez mes braves monteurs ; et, dans la troupe Boquet, c’est le désarroi, l’abandon du chef, et presque le sauve-qui-peut. Ce matin, c’est son plus fidèle collaborateur, Schwarz, qui vient me trouver pour se sentir rasséréné ; puis Naundorff, toujours excité et menaçant,... ce qui m’a fait manquer ma messe. Au fond je commence à me demander si ce grand toqué de Naundorff à tout à fait tort : dans un moment d’emballement, Rimailho lui a certainement fait miroiter une situation magnifique au Brésil, puis il le laisse tomber ; comment a-t-il pu seulement penser à envoyer ici ce bonhomme qui n’a comme références, d’après tous les certificats qu’il m’exhibe à toute force, que d’avoir été l’interprète de la Mission Duthil aux Etats-Unis pendant la guerre !

Lundi 13 Novembre

Il faut tenir la position jusqu’au 15 Novembre. C’est l’ordre reçu. Pourquoi ? Le savent-ils seulement à Paris ? Ont-ils un plan d’action combiné pour après cette date qui nous amène un nouveau Président et de nouveaux Ministres ? J’ai bien peur que non ; et toute l’énergie dépensée actuellement ne servira de rien. C’est déjà la seconde fois, au cours de ces deux ans et demi, qu’il faut, par des efforts surhumains, contenir l’avance de Schneider ; mais nous n’avons jamais pu reprendre l’avantage, notre grosse faute initiale ; avoir fourni un matériel tout à fait négligé, qui reste là comme une perpétuelle condamnation du sérieux de notre maison, continue à nous porter préjudice.

Hier soir, j’avais rendez-vous à 8hrs ½ avec le Général Tasso Fragoso ; il a été franc : depuis longtemps il a vu que nous sommes condamnés, quoi que nous fassions, m’a-t-il dit. Le matériel Creusot est officiellement adopté ; la commande (qui en vaut la peine : une centaine de millions de francs) est toute prête à signer, mais elle n’est pas encore signée ce soir.

Dans l’état actuel, il n’y a plus à craindre de se compromettre : je fais secrètement passer notes sur notes à la Présidence, et je sais que le Président n’a pas encore voulu donner à son Ministre de la Guerre l’autorisation de signer le contrat avec le Creusot. Le Général Gamelin, le Général Durandin, s’inquiètent, se demandent qu’est-ce qui peut bien accrocher...

Et il faut tenir encore 24 heures !

Mardi 14 Novembre

Je viens encore d’avoir l’assurance de mes agents secrets que le Président s’en allait sans avoir levé son veto à la commande Schneider.

Je monte dîner chez Delporte dans son calme hôtel de Bello-Horizonte.

Mercredi 15 Novembre

De bonne heure, l’arrivée inattendue de Naundorff chez moi m’a réveillé. Et voici le discours qu’il me tint : « Monsieur Morize, j’arrive en auto. La Compagnie pourra reconnaître le dévouement avec lequel je la sers. Pour elle, je fais de l’espionnage, et vous pouvez lui dire que c’est moi le premier qui vous apporte les nouvelles. Le capitaine ( !) Collin a signé le contrat d’artillerie hier soir à 8 heures. » Et, bien qu’il m’ait dit : « Maintenant ne me demandez pas comment j’ai fait pour le savoir », il m’a raconté une histoire compliquée où entraient la domestique de Collin, un médecin, la "p’tite femme" de Filloux (Filloux serait sans doute fort étonné que l’imagination de Naundorff le dote d’une "p’tite femme") puis Collin lui-même ; histoire si compliquée que j’ai aussitôt douté de sa véracité.

J’étais tout de même bien tourmenté, et, Naundorff parti en me disant : « Voyez ce que je suis », je téléphonai à Houdaille de surseoir à sa partie de tennis, de courir en auto chez Mr de Castro e Silva, et d’avoir les renseignements de la dernière heure. Notre agent s’informa par téléphone aux sources les plus sures, et jusqu’auprès du frère du Président : le terrible galéjadeur Naundorff nous avait fait trembler pour rien. En voilà un qui ferait mieux de s’occuper de son travail pour Boquet, que de vouloir coûte que coûte faire du zèle pour moi !

Aujourd’hui, c’est férié. Coups de canon, musiques militaires, défilés pour l’installation du nouveau gouvernement. Et l’ancien Ministre de la Guerre est parti sans avoir pu remplir son programme de réarmement de l’artillerie de son pays. Nous restons dans le statu quo, matériellement ; Schneider est vainqueur, moralement.

Jeudi 16 Novembre

De chaque escale du Mendoza je reçois une lettre du commandant Roy : il y a quelques jours c’était de Dakar, aujourd’hui c’est de Las Palmas, d’où il m’envoie également un billet de loterie pris à Rio, avec mission de consulter la liste des numéros gagnants.

Un bon camarade, capitaine de Paul, nous quitte ; il est venu me faire une très affectueuse visite aujourd’hui, ajoutant à tous les témoignages émus de vraie sympathie que j’ai reçus.

Et tout à l’heure, malgré mon deuil et ma tristesse, je vais dîner en toute intimité chez mes bons amis de Dalmassy, chez qui la réunion aura un caractère sacré : en dehors de moi, il n’y aura que Pichon, et Monseigneur Maland, un Français, des Pères Salésiens, évangélisateur des Indiens de l’intérieur, et évêque d’un sauvage diocèse du Matto-Grosso, Araguaia.

Vendredi 17 Novembre

Eh bien ! J’ai tout autant à faire que si Schneider ne nous avait pas écrasé de sa toute puissance. Ma Compagnie ne m’indiquant pas ce qu’elle compte faire en présence de sa défaite qu’elle connaît depuis le 6 Novembre, j’examine les possibilités de renflouer mon navire échoué, et de prendre toutes dispositions pour profiter d’une marée propice s’il vient à s’en produire une un jour ou l’autre.

Je me suis déjà infiltré dans le nouveau Ministère de la Guerre, je prépare des voies vers la Présidence, j’ai fait visite à un jeune polytechnicien, Achard, ami du gendre du Ministre, afin qu’il nous fasse rencontrer ensemble à dîner. Mais tout cela est pénible et mal aisé quand on fait figure de vaincu. En outre, je câble à peu près chaque jour à la Compagnie... qui continue à garder un silence prudent.

Hier soir, je me suis laissé distraire de ma peine intime et de mes soucis d’affaires par les récits pittoresques de Monseigneur Maland. Il y a trente ans qu’il vit avec les Indiens, et il estime qu’il possède dans son diocèse encore 70.000 sauvages absolus, qui n’ont jamais vu un civilisé, et chez lesquels existe l’anthropophagie. Tout ce qu’il nous a dit des moeurs des Bororos concorde absolument avec ce que j’ai vu chez les Aymorés. Il nous a raconté son œuvre lente et patiente avec les Pères et Soeurs missionnaires, leur premier contact avec une tribu de 5.000 individus qui, des civilisés, n’avait reçu encore que des coups de fusil, la menace de décapitation suspendue à leur insu pendant quatorze ans sur leurs têtes (les Indiens méfiants, tout en vivant avec eux, les ont tenus tout ce temps en surveillance et devaient les tuer au premier acte interprété hostile ; ils ne l’ont fait savoir aux missionnaires qu’au bout de quatorze ans).

Il nous a parlé de ces vengeances séculaires que l’Indien met au premier plan de ses devoirs, et si enracinées dans son caractère qu’un vieux chef, chrétien édifiant depuis longtemps, disait à l’heure de mourir : « Vous avez beau dire, je crains que Dieu ne me reçoive pas au Ciel, il me reprochera de n’avoir pas vengé mon arrière grand-père, que mon grand-père et mon père n’ont pu venger. » Enfin il nous a décrit les villages qu’il avait créés, en pleine forêt, pour faire de ces chasseurs nomades des agriculteurs stables.

Mais, malgré sa calotte et sa ceinture violettes, malgré son anneau et sa croix pastorale, Monseigneur Marland ne pourrait plus être à la tête d’un diocèse de France : il sent le sauvage ; la viande de boucherie ne lui inspire plus aucun goût, et il n’aime que le gibier ; tout de même quelque chose a subsisté de son tempérament français : la première culture qu’il a soignée, en tremblant qu’elle ne réussisse pas, fut celle de la vigne. Et l’abbé qui l’escortait, grand, maigre et sec, taciturne comme la forêt, était orné d’un nez assez rubicond au milieu de sa face tannée par le grand air : un sauvage à l’œil vif et à la langue immobile,... et pourtant je fus surpris de l’aisance avec laquelle, en se retirant, il donna le baise-main à Madame de Dalmassy.

Samedi 18 Novembre

Mes braves monteurs sont venus accaparer toute ma matinée. Le père Dury a pleuré de vraies larmes de rage que notre matériel ne triomphe pas : en voici un qui est dévoué, et qui mérite, comme Laroche et Schmitt d’ailleurs, d’être, malgré tout, récompensé par la Compagnie. On a bien distribué des Croix de Guerre les jours de défaite ! Ce n’est pas de leur faute, à mes hommes, si nous n’avons pas réussi.

Je suis monté déjeuner avec eux à l’hôtel Bello-Horizonte, où Delporte nous attendait à déjeuner : cet ancien capitaine de chasseurs à pied s’y connaît en hommes et en dévouement. C’est un brave cœur auquel je n’ai qu’une seule chose à reprocher : son admiration béate pour son cousin Rimailho et pour Patart !

Il m’a demandé de retourner dîner ce soir avec lui et Achard, pour faire un bridge ensuite : il affirme que j’ai besoin d’être distrait et remonté. Mais, tiens j’ai envie de pleurer en pensant au bridge, le bridge de papa.

Dimanche 19 Novembre

La messe puis une longue visite de Monsieur de Castro e Silva pour examiner ensemble la politique que nous devons suivre, ont rempli ma matinée et reporté mon déjeuner à 1hr.

Le temps est vilain, comme depuis bien des jours déjà ; l’atmosphère est une fournaise, le ciel est uniformément sale, l’eau terne de la baie parait du plomb. Je vais sortir un peu puis rentrerai travailler ; travailler, je ne sais pourquoi, sans espérance mais par force acquise.

J’aurais aimé changer d’horizons, partir cette semaine avec Delporte dans le Minas. Mais tout serait abandonné ; Houdaille fait le travail que je lui indique, mais la situation ne l’intéresse pas. Je ne peux pas m’absenter, c’est l’avis de beaucoup ; mais pour aboutir à quoi ?

Mercredi 22 Novembre

Mes rapports à la Compagnie deviennent de plus en plus ardus dans les circonstances actuelles ; j’espère qu’il n’y a que cela et que ce ne sont pas encore mes méninges qui se ramollissent. En tout cas, le résultat est que je n’ai terminé qu’à 3hrs du matin mon rapport d’hier, auquel j’avais travaillé toute la journée sans désemparer. Il n’est donc pas surprenant que, dans l’atmosphère torride de cette matinée, je me sente complètement vidé.

Je vais aller chercher quelque fraîcheur et un peu de repos à l’hôtel Bello-Horizonte où Delporte m’attend à déjeuner avec Houdaille, et où je compte passer toute ma journée loin au-dessus de la fournaise.

Je viens de recevoir une lettre sereine du commandant Roy, écrite en rade de Marseille. Pendant la traversée, il a dû contempler son œuvre au Brésil, estimer qu’il n’avait pas bougé le petit doigt sans un ordre express de ses chefs et qu’il n’avait ainsi rien à se reprocher ; et il conclut : « Plus je réfléchis, plus j’ai bon espoir que nous aurons la victoire. » Cette quiétude, après le coup dur que nous avons reçu et la crise que nous traversons, est admirable. Il y a de des gens nés de telle sorte qu’ils ne peuvent faire un geste sans que ce soit une maladresse.

Jeudi 23 Novembre

Après un salutaire repos hier, journée de travail tout aujourd’hui, coupée par un déjeuner intime et impromptu avec Houdaille chez les Buchalet.

Me voici enfin tout en noir. C’est bien la pensée de papa qui m’aide à supporter ce supplice : un vêtement de laine noir, ici, en cette saison ! Je cuis ; je tâcherai de tenir quelque temps, puis me mettrai en blanc qui est très deuil aussi, je crois.

L’été s’annonce terriblement chaud. Déjà, bien que le plus fort ne soit qu’en janvier, ma chambre est une étuve la nuit comme le jour, et j’envisage de quitter l’Hôtel des Etrangers, mais où irai-je ? Il y a longtemps que je ne suis passé à Tijuca, où l’on m’apprend que les travaux ne sont pas terminés. Je pencherai volontiers pour l’hôtel Bello-Horizonte qui me tentait déjà avant l’arrivée de Delporte. Il est bien moins pittoresque que Tijuca, mais il est beaucoup plus près du centre ville. Et puis j’ai peur de retourner voir ce que le père Dupont a fait de sa fazenda originale ; Dieu veuille qu’il ne l’ait pas transformée en un hôtel de la "baratte volante".

Vendredi 24  Novembre

Je rentrai tout à l’heure de déjeuner chez les Brésard, quand j’ai trouvé deux dépêches de la Compagnie qui m’ennuient bien. L’une me demande de faire repartir Houdaille le plus vite possible. L’autre m’apprend qu’on m’acquiesce à une proposition qu’a faite Boquet, et que j’ignorais : que je sois chargé de l’Arsenal pendant le congé qu’il va prendre en France. Ainsi on me prive de mon adjoint Houdaille et on double mon travail ; je suis effrayé, je ne sais comment je m’en tirerai. A Paris, ils ne réfléchissent donc pas, avant d’envoyer des instructions.

Il faut que je dîne au galop pour aller causer avec Boquet ce soir. Et auparavant, j’ai à voir mes monteurs pour leur donner des instructions à la suite de ma conversation d’aujourd’hui avec Brésard.

Samedi 25 Novembre

Il y a des types qui savent "y faire", exemple : Boquet ; il y en a d’autres qui sont des poires, exemple : moi. Ma conversation d’hier soir avec mon camarade m’a édifié : Boquet est un Monsieur qui, pendant 24 mois, s’est fait une moyenne de quinze mille francs par mois ; pendant deux mois au moins je vais faire son service, ce qui n’empêchera pas les quinze mille francs mensuels d’aller dans sa poche parce qu’il a un contrat qui prévoit son congé payé, et que d’ailleurs, pour plus de sûreté, il a encaissé ces deux mois d’avance.

Quant à moi, me voici lié par un ordre de mes chefs, ordre provoqué par Boquet lui-même, et si mon camarade veut bien reconnaître qu’il serait juste que je ne travaille pas pour les beaux yeux de la princesse, il estime que c’est à elle de me payer puisque c’est elle qui me donne l’ordre de faire ce travail.

Eh bien ! je dois avouer que j’ai eu une petite désillusion, m’étant mis dans l’idée que Boquet m’abandonnerait la moitié de son traitement. Naturellement je n’ai pas insisté, ayant horreur de paraître un grippe-sou ; mais je ne dois pas être né pour gagner de l’argent.

Dimanche 26 Novembre

La lettre qui m’a été remise hier soir m’a fait vivre intensément ce douloureux 3 Novembre, et j’ai sangloté ici au pied du lit de mon cher papa. Merci de ce récit poignant mais fidèle : depuis la dépêche reçue il y a juste trois semaines, j’étais angoissé, j’avais l’âme éteinte, je cherchais irraisonnablement  à m’imaginer mais je ne voyais qu’une confusion dans du noir.

Malgré mon grand chagrin de cette nuit, voici qu’une paix est descendue sur moi : je suis gagné par la splendeur sereine de cette mort qui pourtant ne m’étonne pas : je ne peux plus me figurer qu’il put en être autrement. Et cependant, matériellement, quelle misère humaine ! Deux mourants, côte à côte ! Ce tableau que j’ignorais, et l’arrachement de Madame Morize de la chambre, oui, cela m’a terrifié. Mais rien ne compte auprès de Dieu, et sa présence en attendant l’instant où il allait doucement emmener papa était trop manifeste et trop sensible pour qu’il subsiste quelque chose de cette désolation humaine.

Cela m’a fait du bien de savoir que les souffrances des derniers instants avaient été épargnées à la chaire. Mais surtout quel bonheur de savoir que papa avait réclamé un prêtre ; il a eu son dernier bonheur sur terre : au lieu de s’endormir dans l’inquiétude et le tourment, il s’est endormi dans la paix et dans la joie.

Je comprends très bien que papa ait pu terminer ses paroles de toute une vie par ces mots extrêmes : « Oh ! oui, je suis très content ! » Et je me demande tout à coup si c’est encore le chagrin qui fait couler nos larmes, ou si ce n’est pas plutôt une émotion devant quelque chose de prodigieusement grand.

Lundi 27 Novembre

Mon dimanche d’hier s’est passé dans le calme et la fraîcheur (très relative) de l’hôtel Bello-Horizonte. Mais aujourd’hui travail depuis ce matin : rédaction de notes qui me sont demandées de toute urgence par les amis de Saint-Chamond qui s’emploient à nous ramener sur l’eau, conférence avec Mr de Castro e Silva, conférence avec Brésard.

Les affaires sont terminées pour ce jour. J’ai rendez-vous à 6hrs à la barque de Nichteroy avec Delporte et Baner, le fils d’un gros financier parisien qui pourrait peut-être nous aider près du nouveau gouvernement. Le temps est splendide, et comme ils ne connaissent pas encore l’autre côté de la baie, je les emmène dîner à l’auberge de Saô-Francisco, à la limite du monde civilisé, en face du silence et du mystère de la serra vierge. C’est la meilleure façon de reposer le corps et le cerveau.

Mardi 28 Novembre

Nous avons fixé le départ de Houdaille au 5 Décembre, sur l’Alsina, un  petit bateau qui se rend à Marseille. Mon camarade qui ne connaît que Rio et Saô-Paulo, désire faire des escales : il sera servi  souhait. Il ne me paraît pas très enthousiaste  de ce retour brusqué, en plein cœur de l’hiver, et surtout il appréhende avec une sainte horreur l’encagement dans le bureau de Roy... dont il n’a pas encore goûté les charmes.

Mais Houdaille se fait facilement une philosophie : quand il ne peut faire autrement, il laisse courir les évènements sans gémir mais sans passivité : « Si l’existence qui m’attend à la Compagnie ne me convient pas, me dit-il, je chercherai ailleurs. Je n’ai aucune raison pour rester à Saint-Chamond qui n’est plus, je le vois maintenant le Saint-Chamond du temps de mon père. »

Pour moi, j’ai de la peine de voir s’éloigner un très bon camarade qui a partagé mes travaux, mes ennuis, mes luttes, mon isolement ; bien que très différents en apparence,  nous avons sympathisé ; et puis chacun a eu son coup douloureux qui nous a fait nous appuyer l’un sur l’autre. Plus jeune que moi, Houdaille ne s’est pas donné tout entier à la mission, comme moi qui en attendait une amélioration de situation ; mais il était le dépositaire de ma pensée, de ma façon de voir et d’agir, des directives qui me guidaient ; eu fond, j’avais confiance en lui, et il pouvait me continuer. C’était mon Levazeux.

Pourtant il y a utilité à ce qu’il aille à Paris, qu’il parle avec les chefs, qu’il expose la situation, qu’il obtienne des explications sur ce que l’on veut faire ici : c’est mon ambassadeur, avec lequel j’ai déjà commencé à me mettre parfaitement d’accord sur le but et l’orientation de sa mission à Paris, et nous rédigerons des notes et des mémorandums. Mais pourvu que Monsieur Laurent ne mette pas, comme pour moi ici, 29 jours à le recevoir.

Houdaille part, Boquet part, Delporte veut partir le 6 Janvier, mes monteurs m’ont demandé à quitter le Brésil, l’un en Janvier, l’autre en Mars. C’est encore moi qui vais monter la garde en face d’une situation mal définie. Mais d’ici un mois ou deux je pense être éclairé sur ce que l’on peut faire ; à la Compagnie alors de me dire ce qu’elle veut faire, et sans rien laisser en panne je pourrai sans doute à mon tour parler de départ.

Mercredi 29 Novembre

L’Exposition de Rio, qui tombe de plus en plus dans l’oubli, s’est soudain rappelée à mon bon souvenir. Au milieu de toutes mes occupations, il a fallu intercaler une réunion du jury qui m’a mangé plus de la moitié de mon après-midi. Nous n’en finirons jamais de juger les exposants : au fur et à mesure qu’ils sont prêts, on nous appelle pour juger... une maison ; les organisateurs et dirigeants de l’Exposition, qui sont Brésiliens, s’imaginent qu’on n’a que cela à faire.

Qu’est-il arrivé ? Plus de la moitié des jurés sont repartis depuis longtemps dans leur pays, et ceux qui sont établis à Rio ne sacrifient plus leurs affaires pour venir aux réunions. Aussi, quand, d’après le règlement, la présence de cinq jurés au moins est nécessaire, nous nous trouvons trois péniblement rassemblés. Ce fut le cas aujourd’hui, et le secrétaire brésilien nous dit : « Eh bien ! revenez demain ; je vais à nouveau télégraphier à ces messieurs. » Mes deux collègues, un Anglais et un Danois, allaient se laisser faire, mais j’ai protesté énergiquement : « Pas du tout. Les autres ne viendront pas plus demain qu’aujourd’hui. Et moi, je ne reviendrai certainement pas demain. Nous avons déjà attendu une heure et demie ; nous avons à voir deux malheureux petits moteurs au Pavillon italien : nous allons juger. Et si le Commissaire Général n’est pas satisfait, il prendra des jurés où il pourra. » Et nous sommes allés juger.

Jeudi 30 Novembre

Je ne sais comment cela se fait, j’ai de plus en plus de travail. La fatigue se fait sentir ; et puis je n’ai plus foi en ma mission, c’est terrible. Je commence à me demander ce que je fais ici et ce qu’y fait ma Compagnie. Je gâche mon temps, je m’éreinte, je ne me crée pas de situation, et je n’ai mené qu’existence de banni. C’est plus que du cafard que j’ai, c’est du découragement et la terreur de l’avenir.

Décembre 1922

Vendredi 1er Décembre

Ca va bien ! Une dépêche de la Compagnie m’annonce que le Lutetia va m’apporter une lettre me faisant connaître la nouvelle politique adoptée, en l’issue de laquelle notre Direction Générale a tout espoir. Quels as nous avons à notre tête ! Ainsi, quand nous, ici, assistons en ce moment à la lente naissance des évènements, quand nous essayons péniblement de saisir leur enchaînement, quand nous nous efforçons de saisir la mentalité des hommes nouveaux, quand nous restons en perpétuelle et vigilante surveillance pour tenter de nous éclairer et de nous orienter au début d’un gouvernement nouveau à tendances inconnues, là-bas, ils ont déjà élaboré leur politique, ils savent ce qu’il faut faire.

Il est naturellement plus que probable que ce seront des phrases gonflées de vent et de parfaites idioties que le Lutetia va m’apporter. Alors je n’ai pas eu d’hésitation : j’ai câblé que je jugeais indispensable que Houdaille, pour discuter de ce qu’il convenait de faire, connaisse cette lettre, et que son départ serait reporté jusqu’après l’arrivée du Lutetia. Il est donc probable qu’Houdaille ne s’embarquera pas avant le 24 Décembre.

Samedi 2 Décembre

Boquet exagère vraiment sa désinvolture vis-à-vis de la Compagnie. C’est pour lui seul qu’il espère ici, et non comme ingénieur de Saint-Chamond ; il a exploité le filon pour son compte, et maintenant il plante tout là, sans seulement penser à la situation qu’aura après lui la Compagnie : on liquide, on ferme et on s’en va,... sans se soucier si Saint-Chamond est d’avis de tout abandonner ainsi. Seulement voilà, c’est lui qui s’en va, le 6 Décembre, et il s’en remet à moi de liquider et de fermer.

Je ne veux certainement pas lui attirer d’ennuis de la Compagnie, mais je ne voudrais pas non plus être le bouc émissaire. Or la situation ne me paraît pas bien claire, et Boquet se dérobe toujours quand je lui demande de me mettre au courant.

Dimanche 3 Décembre

Ce soir, j’emmène toute la famille Boquet dîner au Leme : dîner d’adieux et qui me dégagera un peu des fréquents dîners pris chez eux. Nous nous quitterons en bons termes de camaraderie, mais je ne sais si les Boquet voudront continuer des relations en France : je ne le crois pas,... et je n’y tiens pas.

Mercredi 4 Décembre

Ma mission semble pouvoir se remettre sur pied avec des hommes politiques nouveaux : ce n’est qu’une lueur encore, bien précaire et bien vacillante. Je ne sais en tous cas si je vais avoir le courage de remonter toute la machine, et pour un succès dont je ne puis m’empêcher de douter. Ces trois dernières années m’ont bien lassé. Il me faut encore trois à quatre mois pour être fixé sur les résultats que nous pourrons chercher à atteindre et sur la façon dont nous aurons à agir.

J’écrirai alors nettement à Monsieur Laurent ce que je prévois déjà et cela demandera beaucoup de temps et beaucoup d’argent ; et sur mon plan et mes prévisions, il faudra qu’il prenne une décision ferme.

Nous avons trop le sentiment depuis quelque temps, Houdaille et moi, que Monsieur Laurent a dû complètement abandonner l’affaire Brésil au Colonel Rimailho en lui disant : « Tache d’en tirer ce que tu pourras ; ce sera ton bâton de maréchal et la liquidation de ta retraite. » Et le colonel fait joujou avec le Brésil ; il ressemble à la petite femme assise au tapis vert et qui mise sans trêve l’argent qu’avec un sourire elle demande avec désinvolture à ses amis, debout derrière elle, un peu inquiets de voir se prolonger le jeu.

Rimailho, c’est la petite femme qui compte sur ses charmes ; Monsieur Laurent, c’est l’ami riche, parvenu et rapiat ; et moi... je suis le croupier du jeu, j’ai mal aux bars à force de faire tourner la roulette, et la bille s’obstine à ne jamais vouloir tomber dans le numéro choisit par Rimailho. Si, par aventure, le numéro gagnait un coup, la petite femme a bon cœur, elle allongerait un pourboire princier au croupier ; mais l’ami rapiat, arrêterait brusquement son geste, et le pauvre garçon n’aurait qu’un sourire, un sourire de Rimailho !

Nous avons déjeuné aujourd’hui, Houdaille et moi, avec un homme politique très influent dans l’entourage du nouveau Ministre de la Guerre, il s’agit de Mr Cypriano Lage.

Mardi 5 Décembre

Ma pensée va souvent s’incliner sur notre tombe que je vois très bien, où papa a rejoint maman ; et je voudrais qu’il y ait beaucoup de soleil dessus. Je sais pourtant bien que ce n’est pas là que sont mes chers parents, pas plus que je ne suis dans l’armoire où je viens de déposer le vêtement que je viens de quitter ; mais nous concevons si peu ce qui est, en dehors des apparences matérielles auxquelles nous sommes habituées.

Mort, le mot ne s’applique qu’à l’organisme matériel ; disparu, c’est plutôt cela pour l’ensemble de l’être ; nos yeux ne le voient plus, nos oreilles ne l’entendent plus, nos mains ne le touchent plus, parce que l’instrument mécanique qui lui permettait de se manifester au milieu des choses sensibles, le corps, est cassé. Mais cela ne doit pas empêcher que nos disparus sont très près de nous sans doute, près comme une pensée peut l’être d’une autre pensée, un cœur d’un autre cœur, une âme d’une autre âme. Alors la mort rapproche, au lieu de séparer. Nos disparus sont tout autour de nous, et tous nous sommes au milieu de Dieu.

Mercredi 6 Décembre

Il faut déjà que je recommence à participer à la vie mondaine : j’ai ma place marquée, par mes fonctions ici, dans bien des réunions. Hier soir, le jeune Achard partait pour la France par l’"Aisina" ; il avait demandé à quelques camarades, dont moi, de venir dîner à bord avec lui, et par amitié pour ce garçon qui fut toujours très gentil ave moi pendant les trois mois de son séjour à Rio, je ne pouvais refuser.

Aujourd’hui, j’étais invité par Coatalem à déjeuner à bord du "Groix" ; déjeuner très officiel offert aux notabilités à l’occasion du premier voyage de ce paquebot des Chargeurs Réunis, un frère de l’Aurigny. J’ai d’ailleurs du m’éclipser avant le champagne et les discours, ayant rendez-vous avec Boquet : il part demain, et il ne m’a mis qu’aujourd’hui et très vaguement, au courant des choses de l’arsenal !

Vendredi 8 Décembre

Hier, journée chargée, non pas de travail, mais d’occupations.

D’abord, départ des Boquet, à l’exception du fils aîné qui reste encore un mois à Rio ; personne ne sait pourquoi puisque ce grand garçon de 17 ans ne fait absolument rien de son cerveau ni de ses bras.

Ce départ brusqué a été un petit départ ignoré, qui m’a produit la pénible impression d’une fuite. Les Boquet n’ont fait aucun adieu, et personne n’est venu leur dire au revoir : seuls, moi et les quatre ouvriers de Boquet faisions escorte ; Houdaille et Delporte eux-mêmes n’avaient pas été avertis. Un canot nous a tous conduits, avec les bagages, à bord du "Guaruja", un petit cargo stationnant en pleine rade, et qui vagabondera des jours et des jours sur l’Océan avant d’atteindre Marseille ; les Boquet sont seuls passagers. Cela m’a rappelé le Sieglinde.

Après avoir déjeuné tous ensemble à bord, le canot m’a ramené à terre avec les quatre ouvriers,... et maintenant j’ai la charge des affaires Boquet, mais non ses somptueux émoluments. Et quelles affaires ! J’y pressens plus que de l’inconnu, j’y pressens du mystère, et quelqu’un m’a dit : « Si le fils aîné est resté, c’est pour pouvoir mettre son père en garde au cas où vous découvriez quelque chose qu’il ne plairait pas à Monsieur Boquet que vous découvriez. Il a bien travaillé ici pour lui-même, mais fort mal pour Saint-Chamond. »

Un rapide calcul m’a montré que Boquet avait dû se mettre ce côté plus de cent mille francs, tout à fait honnêtement, et plus encore par des affaires dont il avait tenu la Compagnie écartée, ce qui peut lui être reproché.

Je rentrais à mon hôtel, à la fin de l’après-midi, quand Delporte est venu me demander de l’accompagner à Saô-Francisco où il désirait emmener dîner les Brésard, Marland et Houdaille. Et la tombée du jour était si radieuse, dans l’atmosphère brûlante, que c’est avec plaisir que je me suis laissé tenter pour traverser la baie.

Samedi 9 Décembre

Je reviens de déjeuner chez Barthe, le vice consul de France. Il voulait me faire connaître son installation pour m’inciter à la reprendre quand il va partir en congé pour la France. C’est tout décidé : cela ne me plaît pas. Petitbon habite la même maison, tenue par une Française, brodeuse ; de Périgny est aussi venu s’y loger depuis que sa femme est parti dans le Saô-Paulo pour mettre sur pied une fazenda qu’ils ont achetée.

Par la disposition des lieux, Petitbon est très bien, tout à fait indépendant ; de Périgny est mal, et moi je serais très mal, les portes des deux pièces que j’aurais ouvrant sur l’atelier des brodeuses. Donc, malgré l’excellent gigot, et une artiste dramatique conviée à déjeuner pour la circonstance (une Française d’âge assez mûr, avec un commencement d’embonpoint), il n’y a rien à faire.

Hier, visite de ce grand toqué de Naundorff. Le départ de Boquet ne l’a pas calmé : il parle de lui donner une correction en France avec l’aide du frère de sa femme, un solide gaillard qui n’a peur de rien. Mais il me réclame à moi des indemnités auxquelles il n’a aucun droit : va-t-il aussi vouloir me donner une correction ?

Lundi 11 Décembre

Marland avait combiné de nous emmener hier déjeuner et excursionner dans l’île de Paqueta, les Brésard, Delporte et moi. L’orage de la nuit, qui s’est prolongé au début de la matinée de dimanche, a mis à l’eau ce projet de ballade. Mais, vers 11hrs heures le ciel étant redevenu brusquement limpide et ensoleillé, le téléphone nous a donné l’ordre du rassemblement à la barque de Nichteroy. Trop tard pour reprendre le projet de Paqueta, nous nous sommes contenté d’aller déjeuner à Nichteroy, au bord de la baie, puis nous avons visité Boa Viagem, un îlot sauvage, escarpé, couvert d’une puissante végétation, au sommet duquel est construit un ancien ermitage.

Une longue passerelle disloquée permet de franchir le chenal qui sépare la terre de l’îlot. Une famille à demi sauvage, aux enfants tout nus, est campée dans l’îlot, et il a fallu amadouer ces gens hostiles avec quelque monnaie. Vue splendide sur l’anse de Saô-Francisco d’un côté, sur la baie de Rio et les serras de l’autre côté ; sensation d’être entourés de plein d’espace ; plaisir de se gonfler d’air vierge. Mais j’attribue à la grillade intense de ces heures en plein soleil, l’accès de fièvre que j’ai eu cet après-midi.

Après une bonne douche au retour, nous sommes allés dîner, Delporte et moi, chez Lelong, qui recevait avec Petitbon, Houdaille et les Buchalet.

Mardi 12 Décembre

Longue visite de Naundorff ; il m’ennuie ce coco-là, et me fait perdre mon temps. Il veut que je lui avance de l’argent, et d’autre part il s’est mis en tête de me faire présent d’un tapis de Sangrue. Avec les difficultés qu’il a eu avec Boquet, avec celles que je redoute d’avoir avec lui, il serait dangereux de me laisser faire. J’ai insisté fermement pour qu’il renonce à son projet, mais il est entêté, et semble n’avoir pas compris. Je ne voudrais pas cependant le froisser, mais s’il me fait apporter l’objet comme il me l’a annoncé, je suis bien décidé à le lui renvoyer.

Les journaux ont brusquement déclenché ce matin une mordante campagne de presse contre Collin, « l’insinuant, Monsieur Collin, pâle, timide, d’une correction sans pareille, mais qui a manqué à ses engagements d’honneur, etc. ... » Chacun son tour ! Mais cela n’est pas fameux pour les affaires du Creusot en ce moment. Naturellement, tous mes amis, en ennemis du Creusot, se sont pendus à mon téléphone pour être, chacun le premier, à me signaler ces articles.

Mercredi 13 Décembre

Encore la visite de Naundorff, c’est empoisonnant !

Doux pays ! Ils y vont bien les journaux ! Les "vendeurs de canons" y sont traités d’assassins, de buveurs de sang, d’exploiteurs de la mort, de provocateurs de guerre. L’un d’eux réclame le rétablissement de la peine capitale en notre faveur, « et encore serait-ce un châtiment trop doux. » Un autre se contente d’inciter le peuple à nous donner des coups de cravaches. Le métier n’était déjà pas très drôle, il va devenir dangereux.

Les voilà tous terrorisés parce que l’Argentine s’arme et vient de refuser de palabrer avec le Brésil sur la question du désarmement ; un journal uruguayen a parlé de conflit armé ; le bruit court que la Légation Brésilienne à Buenos-Aires a reçu des pierres. Alors les Brésiliens étalent indécemment leur frousse et leur couardise ; ils crient leur amour pour leurs "frères de la Plata" et se retournent hargneusement vers "les Collin et autres vendeurs de canons". Ils sont écoeurants !

Un qui se défile et cherche à me berner de belles paroles, c’est le Général Tasso Fragoso. Depuis huit jours que j’ai à lui parler, impossible de me faire recevoir : il n’aurait donc pas la conscience nette ? Enfin, au téléphone, Houdaille a fini par obtenir de lui un rendez-vous pour ce soir 8hrs ½. Il faut bien qu’il donne des ordres pour me permettre de réexpédier tout mon matériel en France.

Jeudi 14 Décembre

C’est aujourd’hui l’anniversaire de la naissance de papa, et cette pensée, dans le moment actuel, a jeté un peu plus de tristesse sur cette journée. Tout le reste, pas très gai non plus ; la liquidation de la mission arsenal me préoccupe : je n’ai qu’une hâte, obtenir rapidement du gouvernement l’argent qu’il nous doit, pour rapatrier le plus vite possible tout un personnel qui ne me paraît pas animé d’un très bon esprit.

Pour changer un peu d’idées, je vais monter dîner chez Delporte., à l’hôtel Bello-Horizonte, très calme au-dessus des agitations de la cité, et très frais.

Vendredi 15 Décembre

Ca y est ! En rentrant ce soir, je trouve dans ma chambre un énorme colis, le tapis de Naundorff. Il me complique l’existence, cet oiseau-là : il faut maintenant que je lui écrive une lettre, et que je lui renvoie l’objet par commissionnaire ; temps perdu, et frais inutiles. Je n’ai même pas voulu déballer le tapis, malgré le désir de Houdaille de le voir (il a la prétention de s’y connaître) ; mais Naundorff aurait pu interpréter mon refus comme dû à l’estimation du tapis.

J’ai recommencé mes interminables stations au Ministère ; ah ! la moindre démarche n’est pas simple ici. Tout un après-midi perdu, pour n’avoir vu personne et recommencer demain. Et on perd tout prestige dans ces interminables attentes sans résultat ; dans l’antichambre du cabinet du Général Tasso, j’avais pour compagnon d’infortune un beau nègre qui doit avoir pris l’habitude d’y venir faire consciencieusement une sieste sonore.

Samedi 16 Décembre

Encore un après-midi perdu au Ministère, et quand on a à faire comme moi en ce moment, c’est vraiment horripilant. Et puis de ne pas avoir de réponses aux plus simples questions, m’arrête sur toute la ligne.

Tous les services sont faits en dépit du bon sens, au Brésil. Tout à l’heure, j’ai rencontré Collin qui était inquiet de savoir si j’avais reçu la lettre, très affectueuse, qu’il m’avait adressée pour la mort de papa ; c’est lui qui n’a jamais reçu la réponse que je lui avais envoyée sans tarder. De sa part et de celle du Colonel Filloux qui l’accompagnait encore des suggestions pour que j’entre au Creusot : cela arrivera peut-être bien un jour, qui sait !

Ce soir, je termine ma semaine en allant dîner et faire un bridge tranquille à l’Hôtel Central avec Houdaille, Delporte et Baner.

Dimanche 17 Décembre

Matinée passée à combiner de nouveaux plans pour nos affaires, en compagnie de Monsieur de Castro e Silva. Plus même de dimanches entièrement tranquilles ; c’est cela qu’on appelle le tourbillon des affaires, mais pour moi c’est un contresens, puisque, n’étant vis à vis de ma Compagnie qu’un fonctionnaire à elle, je ne puis tirer gloire ni profit de mon travail.

A la messe de midi, messe d’hommes seulement, je coudoyais Lelong et Salatz. Comme il faisait un temps chaud et radieux, j’ai emmené notre attaché militaire déjeuner au Leme, devant l’Océan, Lelong ne pouvant nous accompagner. Le terrible, dans ce pays, c’est qu’une fois sorti, on éprouve de la peine à rentrer ; Salatz a une âme d’errant et de vagabond, et dans un ruissellement de soleil nous n’en avons plus fini de traîner le long des plages.

Et moi qui aurai une si volumineuse correspondance à faire, je suis revenu à la fin du jour, et je dois aussitôt monter à Bello-Horizonte où Delporte m’attend à dîner avec Houdaille et les Buchalet.

Lundi 18 Décembre

Encore un après-midi perdu au Ministère. Le nègre accoutumé, compagnon de mon infortune, avait aussi repris sa somnolente station. J’ai enfin été reçu par le Général Tasso qui m’a simplement dit avec désinvolture : « Revenez demain. »

La liquidation des affaires de la mission Boquet avait occupé toute ma matinée ; Delporte était venu déjeuner avec moi à mon hôtel ; tout à l’heure je vais dîner chez le Commandant Gippon qui part bientôt pour la France. Et tous les jours, mon temps est aussi occupé...

Mardi 19 Décembre

Ma patience est grande, mais elle a une limite. Après une nouvelle attente sans fin dans l’antichambre du Général Tasso, celui-ci est parti sans me recevoir. J’ai décidé d’interrompre cette comédie. D’ailleurs si Paris avait le sens des réalités, il terminerait toute comédie en ne s’hypnotisant plus sur ce pays qui ne nous donnera, j’en ai peur, que des déboires.

Une lettre de Mexico m’annonce que là-bas une commande d’artillerie se prépare : pourvu qu’on ne laisse pas échapper ce client ! Mission lointaine pour mission lointaine, je préfèrerai aller chez les bandits de belle allure de là-bas que rester au milieu des piètres fripons d’ici.

Une lettre de Roy m’est arrivée aujourd’hui, ainsi qu’un gentil colis de Noël. J’ai ouvert la lettre mais je n’ai pas ouvert le paquet : je me garde la surprise pour mon réveil du 25 Décembre.

Naundorff est venu ce matin, un peu étonné que je n’ai pas accepté son tapis « pourtant un vrai Smyrne. » Il n’a pas compris et me proposait de me le faire rapporter. A mon grand regret, j’ai dû me montrer un peu sec.

Mercredi 20 Décembre

Depuis la mort de mon père, je n’ai pas été entouré de condoléances superficielles. Les sympathies s’aiguisent soudain intensément entre les déracinés que nous sommes : le malheur qui touche l’un semble un peu toucher tous les autres soumis au même sort et à la même loi. La mort de mon père, à moi, a ravivé des souvenirs douloureux chez tous ces camarades qui vivent loin des leurs, et combien sont venus m’offrir en consolation des larmes mal séchées : Salatz a perdu son père quand il était au Pérou ; Moreau, le sien, quand il était à Washington ; Buchalet, le sien, quand il séjournait dans une garnison coloniale ; de Périgny, le sien, tandis qu’il voyageait à travers les forêts de l’Amérique Centrale ; Barthe, le sien, pendant qu’il était au Mexique ; Lelong, sa mère, étant ici à Rio ; et Collin que les nouvelles de deuil sont venues rejoindre en tous les coins du monde.

Jeudi 21 Décembre

Vitesse acquise, sans doute : j’ai tout autant à travailler que lorsque l’espoir d’un succès nous était encore permis. Je m’aperçois que je suis en train de recommencer exactement ce que nous avons fait il y a trois ans : notes au Ministre, mémoire au Président de la République., offre de présentation de nouveaux matériels,... et je ressors les mêmes arguments qu’autrefois à l’usage de gouvernants nouveaux qui ignorent tout ce qui s’est passé avant leur apparition, et ne souhaitent que le moyen de récolter quelque chose au passage des commandes. Serais-je l’écureuil dans sa cage tournante.

En attendant, c’est Houdaille que je délègue pour les interminables stations au Ministère,... sans plus de succès que moi, d’ailleurs.

Vendredi 22 Décembre

Hier soir, le Général Durandin, grand ménager de la chèvre et du chou, réunissait à dîner au Jockey-Club les Creusot et Saint-Chamond : on ne pourra l’accuser de partialité. Naturellement, réunion très cordiale entre Filloux et Collin d’une part, et Houdaille, Delporte et moi d’autre part. Le Colonel Filloux compte repartir pour la France le 26 de ce mois, sur le Mendoza. Alors le Creusot estime donc son succès comme définitif ! Et de son côté le Colonel Rimailho annonce son optimisme. Tout le monde est content, cela va bien. Tout le monde se retire, mais les deux vieux lutteurs, Collin et moi, resterons ici face à face.

Samedi 23 Décembre

Du matin jusqu’au soir, je suis très occupé et la chaleur torride me chasse volontiers à la tombée du jour vers les hauteurs plus fraîches, et je deviens à dîner le commensal assidu de Delporte à l’hôtel Bello-Horizonte.

Ainsi, ce matin, visite de mes deux monteurs ; ensuite, je me suis rendu à déjeuner à l’hôtel Bello-Horizonte où Delporte m’avait invité avec Houdaille, Kéronas, et Gippon qui repart définitivement en France sur le Mendoza.

Redescendu dans la fournaise avec Delporte, j’ai laissé mon camarade aller seul faire visite aux Dalmassy. Je vais emmener Delporte et Baner dîner à Saô-Francisco : on va chercher un souffle plus frais où l’on peut.

Dimanche 24 Décembre

Veillée de Noël, là-bas, près des foyers de France, à cette heure-ci. Ici, nuit chaude, sans une brise : on pense Noël, on ne le vit pas réellement. Au ciel, la Croix du Sud, une constellation cependant bien appropriée à cette nuit.

Hier, journée chargée de travail. Aujourd’hui dimanche, long entretien avec de Castro e Silva d’où est résultée la confection de notes variées. Ennuyeuse visite de cet importun de Naundorff. Et le reste du temps absorbé par la lecture d’un ouvrage de l’abbé Moreux, directoire de l’Observatoire de Bourges, "Que deviendrons-nous après la mort ?", livre que m’avait recommandé Filloux, d’un puissant intérêt de philosophie scientifique, mais d’une lecture assez ardue.

Je me suis attardé encore une partie de cette veillée à étudier des théories, sans voir passer l’heure. Et maintenant je n’ai plus qu’à aller attendre dans le sommeil que le Petit Jésus m’apporte toutes les jolies choses que la tendresse a réunies dans le paquet sagement gardé.

Houdaille trouvera demain matin un porte-mine argent et émail, en souvenir de nos misères et de nos joies communes en 1922.

Lundi 25 Décembre

Noël ! Rien que ce mot met de la joie dans l’âme. L’ouverture de mon paquer m’a aussi donné un plaisir ému : un petit calendrier, des pochettes, des devinettes dont la solution emplira les loisirs des soirées solitaires, des livres dont "Arènes sanglantes" qui, je le prévois, va me faire vibrer.

Tout à l’heure, à la messe, je prierai pour que leur Noël, là-bas, leur soit doux malgré les tristes souvenirs. Ensuite il faudra que je me hâte d’aller chercher une corbeille de fleurs pour Madame Buchalet chez laquelle je dois aller manger la dinde de Noël en compagnie de Houdaille et Delporte.

Mercredi 27 Décembre

Le fameux courrier annoncé depuis un mois par ma Compagnie est enfin arrivé aujourd’hui. C’est un véritable évènement car, à l’exception de quelques notes de service insignifiantes, c’est, depuis mon retour à Rio, la première lettre qui me donne quelques directives pour ma mission. Et encore, Monsieur Laurent reste-t-il muet ; la correspondance est signée Rimailho et le colonel me dit qu’il estime la situation excellente, et qu’il espère que je reste aussi optimiste que lui !

A travers quelles lunettes roses voit-il donc les évènements !

Ce courrier a été très retardé par l’accident du Lutetia : à la sortie de la Gironde, le bateau a heurté une épave flottante qui lui a ouvert la coque sur un longueur de 12 mètres, et il a dû se hâter de revenir à Pauillac ; on a alors avancé le départ du Massilia pour prendre les passagers et les sacs de courrier du Lutetia.

Houdaille va donc partir maintenant, il s’embarquera le 9 Janvier sur le Massilia, retour de la Plata. Je crois que Delporte prendra aussi ce bateau, de même que Dury. Et alors, l’imposante mission de Saint-Chamond sera réduite à moi et à mon monteur Schmitt : c’est le crépuscule de notre splendeur vaine ; une aube reviendra-t-elle ? « Certainement » affirme Rimailho. « Quien sabe ? dis-je.

A côté de la correspondance officielle, un courrier m’a été remis. Que de réponses à faire à toutes ces amitiés et ces affections !

Vendredi 29 Décembre

Toute une matinée passée à travailler dans ma chambre avec mon fidèle Houdaille : il faut qu’il soit imbu de ma pensée pour exposer à Paris les choses d’ici comme je les vois et les pense moi-même.

Des occupations imprévues viennent toujours s’ajouter à l’improviste à tout le programme déjà chargé des journées. Delporte s’est remis à souffrir de sa blessure de guerre à la jambe : un abcès s’est formé ; il a été opéré hier par Marland. Cela n’a rien de grave mais mon camarade doit rester au repos à son hôtel, et chaque jour je monte un peu près de lui, à l’heure du déjeuner ou du dîner.

D’autre part, le Général Durandin m’a exposé son grand désir de ne pas quitter le Brésil sans avoir une idée du "matto", de la forêt vierge. Comme il me considère un peu comme un spécialiste en la matière, il aimerait m’avoir pour compagnon dans une randonnée en forêt. Il ne tient pas à voir les Indiens sauvages ; il voudrait seulement vivre un peu la vie rude du grand chasseur.

Nous allons donc essayer de mettre sur pied une petite expédition de 15 à 20 jours dans l’Espirito Santo, au nord du Rio Doce, mais dans une région plus à l’Est que celle où je fus déjà. Il se peut que Lelong et le comte Van der Bruck nous accompagnent : ce serait mon repos, bien souhaité et bien gagné ; départ vers le 2 février. Durandin est déjà emballé comme un vrai gosse.

Samedi 30 Décembre

L’Arsenal me préoccupe. Il faut que je liquide la mission Boquet et que je m’arrange pour que les six braves qu’il a laissés ici soient rentrés en France fin Janvier. C’est une dépense de cent mille francs, et c’est le Ministre de la Guerre d’ici qui doit me fournir cette somme... au milieu d’une épouvantable crise financière et d’un sévère régime d’économies. Après bien des démarches et des allées et venues, j’ai fini par obtenir que tous les documents de comptabilité soient prêts aujourd’hui, pour me permettre de toucher une somme représentant environ cinquante mille francs. Mais, quand je me suis présenté à la caisse, avec le jeton final, on m’a répondu qu’il n’y avait plus rien dans le coffre, et que je repasse mardi prochain.

A mon retour de l’hôtel, j’ai reçu la visite du Général Durandin, qui ne dort plus à l’idée d’aller coucher dans la Forêt, et de se nourrir pendant 15 jours de riz et de jeijâos. Pourvu qu’il ne déchante pas !

Je pars dîner près de Delporte à l’hôtel Bello-Horizonte.

Dimanche 31 Décembre

Plus beaucoup de temps avant que cette année roule toute entière au passé. C’est un acte de foi de remercier Dieu de nous avoir fait vivre ces 365 jours et en chrétien croyant je l’en ai loué.

Mais vraiment, à part les trois premiers mois, cette année fut dure pour moi. J’y vois surtout un travail de forçat allant souvent jusqu’à l’éreintement cérébral complet, sans loisirs et sans repos, l’inutilité de ces efforts puissants, mon temps perdu seul au loin, et surtout ce désenchantement le chagrin et les larmes de la disparition de papa.

Madame Buchalet m’a dit tout à l’heure : « Mon pauvre ami, je vous souhaite une nouvelle année meilleure que celle qui s’en va. » Que son souhait s’exauce !