Mardi 28 Juin
Hier soir, j’ai réintégré Tijuca ; j’ai rangé mon accoutrement de coureur de "matto", j’ai rendossé mon banal costume civil, et ma chambre s’est un peu plus encombrée : deux peaux de gatos de matto, une peau de chevreuil, quatre arcs, quatorze flèches, un petit sac en fibres, un tout jeune capivara vivant (rongeur au pelage fauve, aux pieds palmés, à la tête rappelant celle d’un lièvre auquel on aurait coupé les oreilles, sans queue et qui, adulte, atteint la grandeur d’un cochon) capturé dans les îlots boisés au milieu des rapides du Rio Doce. J’ai de plus 70 clichés à développer, qui pourraient être intéressants, mais qui ont forcément été pris dans de mauvaises conditions.
Pour moi, dans ma mission ici je prévois une défensive acharnée, à moins que nous ne soyons déjà condamnés ; je ne pourrai peut-être pas laisser nager tout seul le jeune Houdaille, dont je n’ai d’ailleurs aucune nouvelle de l’arrivée ; on m’avait laissé espérer cette arrivée pour le début de Juillet ; si cela devait se confirmer, j’en serai prévenu déjà, je pense.
Mercredi 29 Juin
Pas mal d’occupations en perspective aujourd’hui, bien que ce soit une fête nationale, l’anniversaire du Maréchal Floriano Peixoto, un vieux birbe qui a contribué à la chute de l’empire.
D’aimables coups de téléphone m’obligent à aller montrer aux Boquet et aux Dalmassy que les Indiens n’ont pas scalpé mon reste de perruque. Je dois ensuite achever ma journée en dînant avec les Brésard,... ou mieux avec Brésard seul, car, depuis le 20 Juin, sa femme est alitée à côté d’un petit moïse où repose le jeune Jean : elle vous a fait fabriqué cela en une heure et demie, exactement.
Et, naturellement, avant tout, une prière dans une chapelle pour nos Pierre et nos Paul, vivants ou disparus.
Jeudi 30 Juin
Paul Fort, le Prince des Poètes, est attendu demain ou après-demain à Rio, par le Massilia. A part les trois petites de Dalmassy dont le père, grand admirateur du Poète, leur fait apprendre une ode pour le saluer à son arrivée, cette venue a l’air de laisser bien indifférent toute la société "carioca" ; et les conférences annoncées "olla podrida" de littérature, d’art, de musique, de mode et de cuisine, pourraient bien se donner devant des banquettes vides. Je souhaite qu’elles soient payées par avance à Paul Fort.
Samedi 2 Juillet
Le baptême de Jean Brésard a augmenté mes occupations aujourd’hui : cérémonie à l’église française de N.D. de la Salette ; parrain : Commandant Petitbon et marraine : Madame de Burbot ; puis coupe de champagne à la villa Gloria. J’ai donné une assiette à bouillie, en argent, avec cuiller, que la maman pourra utiliser sur sa table à d’autres fins.
Dimanche 3 Juillet
Un bon morceau libre de cette journée, avant d’aller saluer au Palace Madame Durandin revenue avant-hier à Rio, avec sa fille, sur le Massilia.
Vendredi 8 Juillet
Le Ministre de la Guerre m’a fait appeler aujourd’hui, ainsi que Collin. On recommencera un concours entre les deux maisons au début de l’année prochaine. Rimailho va-t-il enfin descendre de son rêve, convenir de toutes les fautes faites, et de se décider à établir un matériel... honorable ? Je vais lui écrire pour lui dire que je juge indispensable d’aller, avant la fin de l’année, lui causer en France.
Suis-je vaincu ? En tout cas, Collin est plus lugubre que jamais ; j’ai cru qu’il allait se trouver mal ; j’ai compris sa désillusion : il était sûr de m’avoir enfoncé.
Samedi 9 Juillet
Demain, je commencerai à révéler mes six douzaines de clichés pris avec le Kodak que m’avait prêté les Brésard, appareil plus commode que le mien avec ses rouleaux de pellicules se chargeant en plein jour.
Lundi 11 Juillet
Aujourd’hui ma pensée s’incline là-bas vers la tombe de notre chère maman.
Vendredi 22 Juillet
J’ai voulu, tous des jours derniers, achever d’une traite le récit de mon voyage, sans désemparer, sans aucune digression. En accolant ces pages vous pourrez, j’en suis sûr, et avec un peu d’imagination, vivre vous-mêmes avec moi dans la forêt. Sachez aussi qu’à nouveau j’ai mangé du perroquet.
Mes photos ne sont pas extraordinaires, et ont besoin d’être travaillées.
Aujourd’hui, c’est la fête de ma petite Madeleine, et mon coeur est contre le sien. J’espère que les enfants ne l’auront pas oubliée. Je suis entré dans une chapelle dire une prière à sa spéciale intention.
Le voyage de Houdaille est encore retardé ; il ne doit s’embarquer qu’aujourd’hui. C’est donc par le plein hiver que je vais finir par rentrer en France. Et ici, la lutte continue, âpre et terrible.
Dimanche 24 Juillet
Cela n’allait d’ailleurs plus entre le père et le fils ; je viens seulement d’apprendre, par mon monteur Schmidt, qu’en mon absence il y avait eu un drame : Boquet avait mis son fils à la porte de chez lui, et le jeune homme était venu chercher refuge chez Schmidt, pendant plusieurs jours.
Il y a toujours des esclandres dans cette famille d’aspect si popote. Alors Alfred, qui n’a voulu faire aucune étude, qui s’était d’abord orienté vers l’horlogerie à laquelle il n’a pas mordu, puis vers la grosse mécanique dont il vient de se dégoûter à l’Arsenal, se lance dans l’agriculture et l’élevage... où il voit surtout l’équitation et la chasse.
Hier soir, en sortant de la conférence Paul Fort, mon brave ami Lelong avait un si noir cafard, il était si désemparé, que je l’ai emmené dîner avec moi à la Rôtisserie Américaine.
Lundi 25 Juillet
Hier soir, chez Boquet bien installé pour la photographie, j’ai commencé à améliorer mes clichés.
Pour Petitbon, je suis un "type avec lequel il n’y a pas moyen de s’embêter," au lieu que pour Borel qui sacrifie la vérité à la phrase lapidaire, je suis "taciturne sans enthousiasme, qui doit traîner une blessure d’âme dans la vie." Pour Brésard, je suis un" timide", tandis que sa femme me note : "un garçon qui se penche avec une grande indulgence sur la vie, un ami sûr, mais à la garde duquel elle ne voudrait pas être préposée." Chacun juge avec sa propre mesure, par similitude ou par opposition.
Mardi 26 Juillet
Mercredi 27 Juillet
« Mea Culpa ! » aussi : je servais Paul Fort à mes amis, comme je leur aurais servi quelque rare homard à l’armoricaine ; j’étais dans mon rôle de haut et puissant Seigneur de Saint-Chamond, qui fait asseoir les trouvères à sa table. Mais voilà que Dalmassy, fervent et sincère admirateur du poète, et sa femme, sont tombés en extase avant que les laquais n’aient apporté le potage et ont empêché le "dieu" de descendre de son piédestal. Et tout le long de la soirée, Paul Fort s’est cru obligé à nous faire l’apocalypse de ses sentiments rythmés, d’une voix caverneuse. Il se dit le disciple de Villon que j’aime, de Verlaine que je connais peu, et de Hugo sur lequel je fais bien des réserves ; comme j’avais lancé Heredia dans la conversation, je me suis fait dire que ce n’était "qu’un faiseur de tableautins." Alors l’orchestre attaquant la jolie valse : "las tres de la manana", je fis tourbillonner la petite Brésard,... et Madame Dalmassy cria au sacrilège : j’avais perdu un peu de Paul Fort.
Hier soir, heureusement, dès le début du repas, Madame Brésard, avec son sans-gêne d’enfant gâté, déclara que Paul Fort devait en avoir assez des dîners littéraires et diplomatiques, et des causeries poétiques, et qu’on allait s’amuser. Alors je vis Madame Paul Fort cesser d’être "Madame Germaine d’Orfer, ma Muse", et redevenir une gamine parisienne de 23 ans. Elle avoua avec simplicité que dès que la conférence, qu’elle a pour rôle d’illustrer en récitant des ballades de son mari, est finie, elle se hâte vers l’hôtel où elle donne à téter à "Zoiseau", son fils de onze mois, et la fessée à "Bouboum", sa fille de deux ans et demi, dont le langage la choque, elle, ancienne élève du lycée Fénelon.
La bonne avait mené Bouboum au théâtre de marionnettes de la Praia de Botafogo, et Bouboum n’avait rien entendu au portugais de Guignol ; mais elle avait bien ri tout de même, parce que « Guignol avait reçu sur la gueule. » Et Paul Fort abhorre ces trivialités de langage, lui, ancien rhétoricien de Louis le Grand sous le Père Gidel, et licencié ès lettres comme Madame Villon.
Jeudi 28 Juillet
Quand je fus présenté à Paul Fort., le 14 Juillet, à l’Ambassade, je lui rappelai que nous avions des amis communs. « Maurice Boucher, ah ! oui, le professeur qu’est venu conquérir Paris. Je lui souhaite de réussir, car il est poète, musicographe, et surtout érudit. » Ces paroles ne témoignent pas d’un emballement fou.
Je ne crois pas que les cinq conférences que le poète fait à Rio, et celles qu’il va faire à Montevideo et Buenos-Aires ne l’enrichissent beaucoup ; et il n’a touché que trois mille francs du Gouvernement français, pour propagande à l’étranger ! Isard, le directeur de la librairie Garnier, qui s’est constitué bénévolement et charitablement son imprésario, me disait : « Il a de la chance d’avoir à ses côtés sa femme pour dire joliment ses œuvres ; sinon, à partir de la deuxième conférence, il courait le risque de parler devant des banquettes vides. » Et de fait, ses conférences sont plutôt des causeries humoristiques faites pour un petit cercle après dîner.
Paul Fort n’est pas "ohé ! ohé !" Il s’est fait tirer l’oreille pour nous accompagner dans les clubs, disant à sa femme que ce n’était pas raisonnable quand on a du travail sur la planche. Elle a ses remontrances, fait la moue par derrière, et vous glisse à l’oreille en aparté que son mari est horriblement jaloux. Il faut dire qu’il a une cinquantaine d’années, et que sa femme n’a que l’âge de ses premières filles.
Et quand le poète vous avoue : « J’ai écrit vingt cinq volumes, parce qu’il faut que ma plume me fasse vivre, mais mon anthologie ne garde que les morceaux auxquels je trouve de la valeur » vous connaîtrez entièrement le Paul Fort intime. A celui-la, si j’en avais un jour l’occasion, je ferais lire les vers de Madeleine.
Vendredi 29 Juillet
En ce moment c’est la Marne : l’ennemi est arrêté, au prix de quels efforts ! Mais il reste actif, et nous ne pouvons considérer que nous avons une trêve. La conclusion de cette première phase a montré à chacun des deux adversaires quels étaient ses partisans : chacun va s’efforcer d’enlever à l’autre ses alliés, avant l’assaut final qu’on peut prévoir vers mars, avril ou mai. Le Creusot est disposé à acheter le Ciel et l’Enfer ; Collin m’a précisé ses propositions en ces termes fort peu voilés: « Il me faut un agent général à Buenos-Aires ; je lui donnerai cent cinquante mille francs par an, plus des commission sur les affaires. Je veux que ce soit un ingénieur de Centrale, très au courant de l’artillerie, ayant déjà été chargé de missions... Mon vieux, si vous restez à faire de la balistique dans un bureau d’études, vous n’aurez jamais une situation. » Est-ce assez limpide ?
A tout hasard, je vais me remettre à faire de l’escrime : il faut être prêt à tout.
Samedi 30 Juillet
Et voilà que le Mexique revient sur l’eau ; on va renouer les relations, et, à travers l’Océan, c’est à moi, naturellement, que s’adresse Mr Laurent, pour savoir ce qu’il convient de faire. Il paraît que Georges Pinson nous adresse des propositions pour nous représenter là-bas ; c’est un bon garçon, mais qui n’a pas la réputation d’être très fort en affaires. Quel avis vais-je donner, sans aller voir un peu ce qui se passe chez les aztèques ?
Dimanche 31 Juillet
En plus de mes occupations, ces dames désirent maintenant de moi que je les habille. J’ai eu le malheur de conseiller Madame Brésard, il y a quelques jours, sur la confection d’une toilette du soir avec de vieux éléments disparates, et elle a fabriqué quelque chose de sensationnel. Sur transparent de soie vieil or, jupe en tulle formant de longs pétales, et corsage fait d’une pièce de dentelle drapée agrafée sur les épaules par deux fleurs de glycine ; sur la jupe, semis de grappe de glycine formant guirlande. Mais Brésard, qui avait reçu mission de trouver les glycines, me disait : « Une autre fois, tâchez de proposer des fleurs plus courantes au Brésil, j’ai dû faire tous les magasins. »
Lundi 1er Août
Mercredi 3 Août
A la tombée du jour, nous avons enterré notre camarade Tisserandot, doyen des Centraux de Rio, et président de notre petit groupe. Etabli au Brésil depuis trente cinq ans, il était professeur à l’Ecole Polytechnique de Rio.
Un enterrement ici a un aspect d’un autre âge ; il n’y a pas de porteurs, et les parents et amis se relayent pour placer le cercueil sur le char, puis pour le porter de l’entrée du cimetière à la tombe. J’ai eu mon tour, comme les autres, et comme le couvercle, orné d’étoffes et de galons, est simplement posé, et non fixé, à tout instant il menace de glisser, et laisse échapper un bord du blanc suaire et les palmes au milieu desquels est couché le corps. Ceci donne plus de recueillement que les obsèques en Europe.
On ne passe pas à l’église ; le prêtre va directement de la demeure à la tombe. Une messe de requiem n’est dite que quelques jours plus tard. Le Corcovado, déjà noir sur le ciel rouge, semblait dominer, impassible et muet, le cimetière de Botafogo ; les prières du prêtre dans l’atmosphère très douce, à la lueur d’une torche, deux discours d’adieux empreints du plus beau sentiment de l’au-delà, une petite cuillerée de cendre blanche jetée par chacun sur le cercueil en place d’eau bénite, et nous laissâmes ce vieux Français, volontaire de 70, en terre brésilienne.
Jeudi 4 Août
Il est très tard, parce que j’ai oublié l’heure en lisant un beau roman de cape et d’épée, le "Capitaine Fracasse", que m’a donné une petite Madrilène.
Mais il n’y a pas que notre grand fils que je félicite, il y a aussi ma petite femme. Les circonstances d’une vie vagabonde et d’une époque tourmentée ont fait que la direction immédiate des enfants lui revient tout entière : elle en a le fardeau, il est donc juste de ne pas oublier qu’elle a une part dans la réussite de ceux qu’elle conduit.
Samedi 6 Août
L’ami Collin s’embarque aujourd’hui pour l’Argentine,... avant l’arrivée de Houdaille que je lui ai soigneusement cachée ; il eut été capable de retarder encore son départ, et Collin est un adversaire qui me donne du mal. Je l’ai eu à déjeuner hier, et cela me dispense aujourd’hui, au retour de Deodoro, d’aller lui donner l’abraço sur le quai d’embarquement. D’ailleurs j’ai pas mal à faire ; je viens de traduire une dépêche de la Compagnie, qui m’oblige à une réponse télégraphique immédiate, et la journée est déjà bien avancée.
Dimanche 7 Août
Comme je n’ai plus du tout en mémoire la figure de Houdaille, que j’ignore même si c’est lui ou son frère, j’ai convoqué le camarade Nicolettis, ingénieur des poudres à quatre galons de la Mission Française, qui le connaît bien ; nous irons attendre l’"Almenzora" ensemble, et tous trois nous dînerons à l’Assyrio.
Lundi 8 Août
Très "smart", mon lieutenant !... un peu tape-à-l’œil, je crois même. Le monocle à l’orbite, ganté de clair, guêtré de fauve, il ne semble pas s’embarrasser facilement, et serait assez porté à poser pour le type qui a vécu déjà. Pas mauvais tout cela, s’il n’exagère pas : c’est ce que nous verrons.
Je viens de travailler avec lui pour le mettre au courant. Nous allons déjeuner puis il faudra sortir ses bagages de la douane. Ensuite, les visites commenceront, et notre journée s’achèvera en dînant chez les Boquet, à Santa-Thereza.
Jeudi 11 Août
Hier, pas une minute de répit : le matin, visite à notre ambassadeur, déjeuner au Sol America, visite au Général Tasso au Ministère, visite à Madame Brésard dont c’était le jour. Puis, j’ai laissé Houdaille remonter seul dîner à Tijuca, étant invité moi-même chez les Dalmassy avec Ernest de Montgolfier. Dans ce milieu très lettré, j’ai posé la question : « Le Père Porée, sa vie, ses œuvres », et c’est avec regret que j’ai dû mettre zéro à chacun.
Nous sommes conviés à déjeuner au Jockey par l’Ambassadeur et les Hautecloque. Puis, dans l’après-midi, au Palace, five o’clock tea de Madame Durandin, auquel j’ai eu le temps de faire convier mon lieutenant.
Vendredi 12 Août
Houdaille est gentil, mais il faut le connaître, et je crains qu’envers lui la sympathie ne soit pas immédiate. J’ai peur aussi qu’il ait un gros défaut, le jeu. Hier soir, en sortant du thé dansant de Madame Durandin, nous avons dîner au restaurant de la Brahma avec le Capitaine de Paul, qui, ensuite, s’est fait plaisir de montrer à Houdaille le Palace-Club : les danseuses n’ont pas intéressées mon camarade, mais le tapis vert l’a aussitôt attiré, et... sa première opération n’a pas été heureuse. Une de ses premières questions ici fut d’ailleurs : « Chez quelqu’un de nos amis à Rio, trouverai-je une table de bridge organisée ? » Pour le tennis, je l’ai fait inscrire avec moi, au Fluminense-Football-Club ; pour l’escrime, je n’ai trouvé aucune salle ; je vais lui faire donner des leçons de danse : en dansant, on causer, on potine, on entend bien des choses, ce qui est primordial dans notre métier, tandis qu’en restant hypnotisé sur les cartes on en arriverait à ignorer la fin du monde.
A propos de potins, hier, au thé dansant, toutes les jeunes femmes s’attendaient à l’annonce des fiançailles de Suzon Durandin avec un petit juif suisse qui, dit-on l’a complètement compromise tout en la guérissant de son amourette de l’an dernier avec un Argentin. Déception : rien ne fut annoncé, et l’une des bonnes petites amies m’a glissé à l’oreille : « A quoi, pensent donc les parents Durandin ! car, vous savez, il paraît qu’il y a un enfant en route. » Ah ! Suzon n’a pas la cote.
Au déjeuner, notre excellent ambassadeur fut plein de verve, et nous sortit quelques spirituelles histoires... assez pimentées, ce qui faisait dire à sa fille : « Papa, vas doucement, je te prie. » Exemple : un châtelain héberge pendant quelques jours un de ses amis ; un matin, tous deux partent à la chasse, et l’ami s’aperçoit soudain qu’il a oublié ses gants, ce qui le gêne pour tirer. « C’est bien simple, dit le châtelain, mon chien a un flair prodigieux ; faites-lui sentir vos mains, et il ira lui-même reconnaître vos gants, imprégnés de cette odeur, et vous les rapportera. » Le chien flaira les mains, court au château, et en rapporte ce qui est le plus imprégné de l’odeur des mains de l’ami : le pantalon de la châtelaine ! Tête des deux chasseurs.
Samedi 13 Août
Dimanche 14 Août
Nous allons avoir une journée complètement occupée.
Lundi 15 Août
Hier, beaucoup d’occupations, pas trop désagréables, tout le long de la journée. Après la messe, il m’a fallu courir à une réunion des Centraux (nous ne sommes plus que sept) chez le camarade Voullemier, pour élire un président en remplacement du pauvre Tisserandot. Puis, j’ai retrouvé Houdaille chez les Brésard, où nous étions invités à déjeuner avec Borel. Dans l’après-midi, visite à notre consul Eymerat et à sa femme, à Santa-Thereza. Nous avons ensuite emmené les Brésard et Borel dîner à Tijuca ; soirée dansante entre nous aux sons du phonographe ; puis, nos hôtes étant remontés, ce fut la tournée classique Assyrio, Palace-Club, et Democratico-Club où la petite Brésard tenait absolument nous montrer une danse apache... apache de Montmartre et non du Far West. Donc retour assez tard dans la nuit, et mon camarade semble un peu vaseux aujourd’hui. Il resterait volontiers à respirer la fraîcheur de la forêt,... et moi aussi. Mais nous n’avons pas le temps de lézarder, et il nous faut reprendre notre course : visite au Général Bonifacio et à sa femme, visite à Lelong et Petitbon, et, pour moi seul, dîner chez les Boquet (Houdaille ne tient pas à m’y accompagner).
Mercredi 17 Août
J’ai presque la conviction que, dès mon départ du Brésil, Houdaille ne continuera pas à habiter Tijuca ; pour lui, c’est trop mort, et trop éloigné pour les sorties et les rentrées nocturnes. Cela ne m’empêchera pas d’y revenir à mon retour à Rio : une matinée de travail devant la fenêtre largement ouverte sur la forêt-jardin devient un plaisir, et les soirées à l’écart de la civilisation, dans l’ombre silencieuse où dorment les singes, vous permettent de rester un original qui ne se façonne pas sur la banalité uniforme du monde.
Jeudi 18 Août
Vendredi 19 Août
Il me donnera des leçons de tennis, mais il est une chose que je trouve indispensable qu’il apprenne et pratique : c’est la danse. Malgré ses protestations, je vais lui faire donner des leçons chorégraphiques. Dans notre métier, il est nécessaire de savoir danser : cela nous oblige à fréquenter assidûment le monde ; on cause et on apprend, on se tient au courant de bien des nouvelles utiles. Notre service à nous n’est jamais fini, et nos distractions même doivent être orientées dans un but de service. Voilà ce que Houdaille n’a pas encore bien compris.
Hier soir, réunion amusante, comme de coutume, chez Lelong et Petitbon. Etaient là : le ménage Reichmann, chargé d’affaires de Pologne depuis le départ d’Orlowski, les Sparrow, attaché naval américain, les Brésard, bien connus.
Un vide va se produire dans notre petit univers, figures sympathiques qui disparaissent pour toujours de Rio : les de Mareuil repartent en France, sans pensée de retour ici, et lui va avoir un remplaçant dans ses fonctions. Depuis quelques mois, nos relations étaient moins constantes que dans les premiers temps de mon séjour au Brésil : ils s’étaient fixés à Copacabana, et se tenaient assez à l’écart de la Mission Française ; nous n’évoluions plus dans les mêmes sphères, mais nous nous retrouvions toujours avec plaisir. Il y a trois jours, je les ai réunis à dîner à l’Assyrio, avec les Buchalet, les Brésard, et le docteur Marland, réunion d’adieux.
Dimanche 21 Août
Dans ce milieu gai et enjoué, je vais me désabrutir d’une grande journée de travail. Demain, nous avons une importante séance de tir à Gericino, et il m’a fallu m’y préparer en ramenant des morceaux de paperasses sous lesquelles ma petite chambre commence à être submergée. Et j’y étais trop pressé pour m’occuper de mon adjoint : il est allé passer l’après-midi au Fluminense où se dispute, paraît-il, un passionnant match de football. Je ne suis pas un chef bien méchant, et Houdaille fait son apprentissage en douceur.
Mardi 23 Août
Je prévois aujourd’hui pas mal d’occupations : élaborer un télégramme à ma Compagnie pour lui rendre compte du tir d’hier qui n’a pas donné de brillants résultats ; aller au Ministère causer de ce tir avec le Général Tasso ; aller ensuite en discuter avec le Commandant Brésard.
Bien qu’il y ait une sérieuse détente dans ma mission, il survient encore des rafales de travail, indépendamment de cette tâche constante qui consiste à avoir l’œil ouvert, l’oreille aux aguets, et la pensée tendue. Et je croyais en être devenu tout vieux, lorsque j’ai été surpris de la surprise de Marland apprenant mon âge : il ne me donnait pas encore quarante ans !
Mercredi 24 Août
Comme référence sur sa parfaite tenue, elle a toute la sympathie de Madame Boquet qui a fait la traversée avec elle. Elle parle sans trêve avec un bon accent de Provence, a un jeune fils à Janson de Sailly, un mari avec lequel j’ai compris qu’elle était en instance de divorce, un père qui habite Paris, et une mère qui est une des grandes modistes de l’Avenida Rio Branco. Au physique, elle est grande, mince, yeux noirs, et cheveux acajou.
Les deux Brésard ont l’intention de prendre des leçons en même temps que nous, ainsi que Madame Buchalet, Borel et de Paul. Mais pour débuter, première séance demain et tout le monde a déjà renâclé devant ce minime effort : je n’étais pas en droit de tenir bon que pour Houdaille qui aspirait aussi à se défiler.
Vendredi 26 Août
Départ à 9hrs du matin. Visite à l’ambassadeur, avec lequel j’avais à converser d’affaires assez longuement. Visite au Lieutenant-Colonel Lelong auquel j’avais à parler. Déjeuner au restaurant avec Borel et Houdaille. Eté aux bureaux de l’Amérique Latine voir son directeur, Paul Barbeyon, qui m’est recommandé par Mr Laurent, président du Conseil d’Administration. Pris ma leçon de danse de 4hrs à 5hrs ½. Eté dîner chez les Boquet et fait un peu de photos avec ce dernier (Houdaille dînait de son côté en féminine compagnie).
Et ce matin, je suis allé à Deodoro, laissant dormir mon camarade qui avait du rentrer fort tard dans la nuit. Puis, cet après-midi, à peine rentré, il m’a fallu repartir : il m’était venu en mon absence un coup de téléphone de Madame Brésard, me faisant dire que son mari n’allait pas bien. En arrivant près de Brésard, j’ai immédiatement diagnostiqué une violente crise de foie avec jaunisse carabinée ; je l’ai forcé à se mettre au lit et ai appelé Marland ; j’ai assisté à la consultation, identique à celle que je venais de donner ; je suis passer chez le pharmacien commander le calomel classique. Je suis revenu déjeuner à Tijuca, et, ouf !
Demain matin, je pars pour passer deux jours dans la serra de Gericino, où je vais tirer des pécaris en compagnie du Général Celestino, chef d’Etat-major Général de l’armée brésilienne, et du Colonel Rego Monteiro.
Lundi 29 Août
Quatre heures de cheval pour conduire jusqu’à cette case notre caravane composée du Général Celestino, du Colonel Rego Monteiro, d’un capitaine brésilien qui a passé une partie de son existence dans le Matto-Grosso, et de moi, escortés de trois "vaqueiros" conduisant une mule de charge et une demi-douzaine de chiens.
Le chemin est étroit, tortueux, accidentés, entre les troncs et les lianes enchevêtrées ; on s’élève à environ six cents mètres dans la serra boisée, en longeant des précipices dont les flancs abrupts sont cachés par l’épaisseur du fourré mais au fond duquel en entend mugir les torrents. Puis c’est l’arrivée au gîte, l’allumage des feux en plein air, l’approvisionnement en bois, la recherche de l’eau ; les animaux sont dessellés et débâtés, et bientôt monte près de nous l’odeur du café et le parfum du "chorasco", un mouton entier étalé sur des piquets et présenté à la langue des flammes.
La nuit vient vite et brutalement ; la couche est dure, mais le sommeil est bon dans nos couvertures. A 5hrs du matin, avant qu’il ne fasse jour, nous sommes debout, le café est pris, et dans la première clarté indécise nous partons vers les postes d’affût. Et là les heures passent dans la végétation qui nous submerge, le soleil monte, la chaleur se fait lourde,... et rien ne bouge, rien ne s’entend, rien ne se passe. Nous n’avons pas tiré un seul coup de fusil. Seul, au loin, invisible à la cime d’un arbre, un toucan nous poursuit de son bêlement ironique.
Cependant je suis content de cette échappée dans la nature : je me suis imprégné de sauvagerie, j’ai respiré largement, j’ai causé avec un important personnage de l’armée grâce auquel je sais que nos canons vont défiler devant le peuple le 7 Septembre, renseignement qui va me permettre de les faire préparer pour éviter tout incident regrettable.
Mardi 30 Août
Ce matin, coup de téléphone de Madame Brésard : son mari ne va pas, et elle souhaiterait que j’aille lui remonter le moral. Cet après-midi, après être allé voir le Ministre de la Guerre, je prévois donc toute la fin de journée à côté du vieux camarade, tandis que Houdaille tombera Santos–Dumont au tennis
D’ailleurs ici on continue à ne considérer que moi, et si j’envoie mon lieutenant tout seul pour traiter une question même sans importance on réclame ma présence. D’autre part, la mission du Général Mangin va passer prochainement au Brésil ; Petitbon m’a déjà dit (et il faut le considérer comme porte-parole du Général Gamelin) que j’aurais tort d’être absent de Rio à ce moment. Voilà donc mes incertitudes : je renonce à envisager mon embarquement sur la "Désirade", le 24 Septembre, bien que ce bateau soit à mon goût ; le 8 Octobre passe le "Massilia" que je souhaite pouvoir prendre bien que ce palace flottant ne me séduise guère. Mais comme je prévois devoir me réembarquer dans la première quinzaine de Janvier, je ne puis trop maintenant retarder mon départ d’ici.
Que peuvent penser mes chefs de la tournure des évènements ? Voici ce que Houdaille m’a rapporté. D’après l’ensemble de mes lettres, tout le monde s’attendait à un nouveau concours, excepté Rimailho qui pensait que je me faisais des idées à moi. Un câble que j’expédiai le 13 Juillet fut un coup de massue pour le colonel ; il pensa aussitôt arrêter le départ de Houdaille et renoncer à toute suite de l’affaire, assurant que « les Brésiliens s’étaient payés sa tête ». C’est Monsieur Laurent qui intervint alors énergiquement, et décida que l’on poursuivrait coûte que coûte. Et depuis lors les dépêches que je reçois sont signées "Th. Laurent". Pas un instant, on ne songea à incriminer ma façon d’agir et de travailler, et si on m’avait jeter la pierre cela aurait fait vilain.
Mais il y a à Paris quelqu’un à qui il faut que je prenne garde : c’est le colonel brésilien Leito de Castro par lequel jure Rimailho, qui nous a, au début, mal orientés et influencés, et qui a déjà insinuer que j’avais dû manquer de cran pour enlever l’affaire. Il insistait pour que Rimailho parte immédiatement avec Houdaille, afin de rattraper ce que j’avais perdu ; mais Rimailho, échaudé une première fois ici, a nettement refusé de reparaître à Rio, et, par lettre, il s’en remet entièrement à moi du soin d’agir au mieux.
D’ailleurs il ne laisse pas percer sa désillusion, et dit du ton le plus naturel : « La séance continue. » Mais je sens bien qu’il ne considère plus la réussite comme chose acquise, et qu’on est décidé à tenter le plus violent effort. Quant au Creusot, il est un peu démonté en ce moment, après avoir été de son côté aussi certain que Rimailho d’enlever la commande : son offensive contre nous, en dehors des frais normaux de mission, lui a coûté deux millions de francs !
Vendredi 2 Septembre
Samedi 3 Septembre
Dimanche 4 Septembre
Lundi 5 Septembre
On n’entend parler que d’appendicite en ce moment : ici, c’est Madame Créqui qui en endure un vrai martyre depuis plusieurs jours ; c’est aussi un jeune Belge, pris de violents douleurs à 3hrs de l’après-midi et opéré avant 7hrs du soir sous menace de mort.
La disparition de l’excellent homme qu’était Monsieur Lacau me peine beaucoup, et je vais mettre un mot d’affection à ma marraine. Comme on a la sensation que la vie passe !
Mardi 6 Septembre
A cette réunion, j’ai encore été pris pour Marland : Benites, le presque gâteux ministre d’Espagne, est venu me demander une consultation pour sa syphilis ; ne voulant pas encourir une condamnation pour exercice illégal de la médecine, j’ai dû lui faire reconnaître son erreur, ce dont il n’a nullement paru gêné.
De plus en plus universellement remarqué le nouveau béguin de Lelong : une grosse fortune qui s’exhibe dans toutes les réunions mondaines sous les apparences d’une très laide fille dont l’âge est indécis, entre trente et quarante, Mademoiselle de Mesquita. On assure que l’éternel regret de Lelong sera de ne pouvoir épouser du même coup l’autre sœur, la baroneza de Bomfim, pour faire converger vers lui seul les héritages futurs ; Madame Buchalet m’a assuré aussi qu’il voulait rompre avec Lilia, la sombre et jalouse gitane, et elle tient cela de Borel, qui le tient de qui ? Et tous ces cancans se chuchotent à deux pas de Lelong qui n’en a cure, ne décolle pas de Mademoiselle de Mesquita, mais n’a jamais mis qui que ce soit dans la confidence de ses pensées.
J’ai pourtant fait un pari : mariage entre le 15 mars et le 1er Avril, annoncé peu de jours avant pour diminuer les commentaires, et aussitôt après départ en France pour la permission qui servira de voyage de noces ; oubli et indifférence ; et au retour, fait acquis et emballement pour l’opulence du nouveau ménage. Pour ma part, je souhaite qu’il y ait au moins dans la corbeille des fazendas où je puisse aller chasser.
Et comme il était 7hrs ½ quand je suis sorti du Japon, Lelong et Petitbon m’ont emmené dîner chez eux, à la fortune de leur excellent pot.
Jeudi 8 Septembre
D’abord, il nous a fallu assister à la revue militaire qui a duré toute la matinée au Campo de Sao Christovaô ; le Général Tasso nous avait envoyé des cartes de tribune et nous étions ainsi dans l’impossibilité de nous dispenser de cette corvée. J’attendais anxieusement le défilé des deux canons Saint-Chamond : il ne leur est survenu aucun accroc, et ils ont eu belle tenue.
Après le déjeuner très tardif en ville, Houdaille est parti à son tennis, tandis que j’étais longuement accroché par Salatz, puis par mes deux monteurs auxquels j’offrais le cinéma en récompense de l’effort qu’ils avaient eu à fournir depuis plusieurs jours pour mettre les batteries en parfait état. A 7hrs du soir, je retrouvais Houdaille chez les Boquet, où nous étions attendus à dîner.
Et tandis qu’à Santa-Thereza nous causions sérieusement des affaires ardues, une bande joyeuse réveillait à 11hrs du soir le vieil hôtel Tijuca endormi : Borel et Vzrchalovsky, secrétaire de la Légation de Pologne, escortés de Madame Buchalet et de Suzon Durandin, venaient m’enlever pour une promenade nocturne en automobile... mais hélas ! ils ont trouvé une chambre déserte !
Vendredi 9 Septembre
Aperçu aussi le même jour, s’embarquant pour une permission en France le ménage Pichon ; autour de lui, c’était la solitude, le commandant ayant demandé qu’on ne vienne pas dire au revoir à sa femme. Je m’étais contenté d’envoyer une gerbe à bord, avec ma carte, mais les circonstances ont voulu que je passe près de Madame Pichon. Cette jolie jeune femme avec laquelle j’ai souvent causé, ri, dîné, dansé, a répondu à mon salut par un regard vide, lointain, triste, sans souvenir, et mon pas vers elle est resté en suspens ; c’est une âme partie, et cela fait peine à voir. Les domestiques prétendent qu’elle ne reconnaît plus que son mari, et qu’encore c’est pour le rosser.
Samedi 10 Septembre
Je vais me trouver assez dépaysé, dans les brumes et les frimas, après un an et demi de vie dans la lumière, la chaleur, l’indépendance, la largeur de l’existence, l’autorité du commandement. Et pourtant j’ai hâte de rentrer, de revoir les enfants, de retrouver tous ceux que j’aime. Qu’on se prépare donc à accueillir le sauvage, tel qu’il est, mélange de grand seigneur et de vaqueiros, mais pas anthropophage ni au propre ni au figuré.
Lundi 12 Septembre
Voilà que Houdaille inocule à notre entourage la passion du jeu, surtout aux femmes. Madame de Dalmassy ne cesse d’implorer de son mari 300 milreis pour aller "se faire une fortune" aux tapis verts que fréquente mon camarade, mais Dalmassy refuse énergiquement de marcher dans la combine. Chaque fois que nous dînons chez les Brésard, il y a maintenant séance de baccarat ou de poker, manœuvres préparatoires aux luttes dorées que la petite maîtresse de céans ne doute naïvement pas que Brésard va lui permettre d’entreprendre.
Le sage Marland lui-même, entraîné par Houdaille, a vu la chance lui sourire : 3.000 milreis de gain en une soirée ; et ce coup heureux n’est pas fait pour diminuer l’enthousiasme de ces dames. Mon adjoint a maintenant une réputation de joueur aussi universellement connue que sa réputation de tennisman ; mais il a l’honnêteté de ne pas hasarder l’argent de la Compagnie, et de faire venir de France des sommes personnelles ; je n’ai donc rien à dire.
Mardi 13 Septembre
Voilà Suzon Durandin emballée par l’ascension de la Gavea à l’instigation d’Iwa Hourigoutchy : mais elle n’a jamais mis le pied dans la montagne, et cette course est sérieuse. Cependant je ne demande pas mieux que d’arracher cette enfant trop précoce à l’atmosphère rastaquonérisme malsain qu’elle ne quitte pas et qui la pourrit ; mais en aurai-je le temps avant mon départ ?
Le soir, Bal au japon, où j’ai tanguoté, maxixé, valsé, rag-timé, fox-trotté, avec Mesdames de Dalmassy, Buchalet, Sparrow, et Mesdemoiselles Grandmasson, Iwa et Suzon. Réunion très cosmopolite où l’ambassadeur de Belgique conduisait au buffet une fille du Céleste Empire, où le premier secrétaire britannique dansait avec une poupée japonaise, où Lelong flirtait avec sa Brésilienne, où l’attaché naval Yankee s’empressait près d’une très brune Uruguayenne. Et d’ailleurs les maîtres du logis ne forment-ils pas déjà un mélange cosmopolite ? Elle, grande Belge à longs nez ; lui, petit Japonais à nez écrasé ; le fils aîné, Nikko, issu d’une Japonaise, dont la très raffinée politesse orientale évoque les attitudes des bonshommes jaunes peints sur les écrans ; la fille, Iwa, balancée entre le caractère ouvert des Belges et l’âme mystérieuse des enfants de l’Empire du Soleil Levant.
Mais dans aucun milieu ici on ne se sent peut-être plus à l’aise, plus chez soi : les Hourigoutchy s’effacent, ne s’inquiètent que de vous ménager une hospitalité sans reproches, observent que vous ne manquiez de rien ; et les petits domestiques sont à vos ordres avec promptitude et déférence. C’est bien un coin du Japon, à tel point que je m’étonne que des mousmés ne vous donnent pas le bain de bienvenue à l’entrée.
Mercredi 14 Septembre
Jeudi 15 Septembre
Il n’y a plus qu’à faire semblable chose avec Moreau, et voilà un homme assuré de gagner à coup sûr quelque soit le concurrent victorieux : c’est d’une simplicité enfantine. Non mais, Monsieur Watteau, je suis vexé que vous m’attribuiez une telle dose de naïveté !
Je suis appelé d’urgence au bureau de ce monsieur et je trouve un aréopage composé de lui, son frère, son fils, son neveu, et on me présente immédiatement ce papier à signer sous prétexte qu’il n’y a pas de temps à perdre ; il ne manquait à la scène que quatre révolvers braqués sur moi. Naturellement je n’ai rien signé, et Monsieur Watteau a gémi sur cette façon de faire des Français « qui ne se soutiennent pas entre eux, et préfèrent faire gagner de l’argent aux étrangers. Mais je le sens collant, et j’ai peur qu’il ne me lâche pas comme cela. Et voilà une de ces nombreuses choses par laquelle mon temps se gaspille ; comme si j’en avais à revendre.
Vendredi 16 Septembre
Je veux m’en aller tranquille, avec les questions de service parfaitement réglées, et la certitude que Houdaille continuera ma politique sans errer dans des voies nouvelles ; il me faut, par de nombreuses visites, bien asseoir mon adjoint dans la société d’ici ; enfin, je viens d’établir le plan de sept dîners que j’ai à donner au cours des trois semaines qui me séparent de mon embarquement. Et ne crois pas que tous ces dîners vont être amusants : trois au moins sont de pures corvées, avec des officiers brésiliens dont la conversation est pénible et sans intérêt. Et pour les autres, l’assemblage des convives est un travail ardu : attention à ne mettre ensemble que des gens qui sympathisent sincèrement, et, suivant l’expression de Schompré : "ne pas mélanger les serviettes avec les torchons".
Samedi 17 Septembre
Ce matin, course à Deodoro, tandis que mon camarade allait au tennis où chaque jour il s’entraîne avec Madame Buchalet pour former avec elle une équipe pour le championnat mixte de Pétropolis. Rentré à Tijuca seulement maintenant, après déjeuner tardif à Rio.
Et tout à l’heure, il faudra que j’endosse l’habit pour aller dîner chez les Brésard et me rendre ensuite à la soirée que donne le Cercle des Darios, pour une œuvre de charité présidée par le femme du Président de la République.
Dimanche 18 Septembre
Hier soir, belle réunion aux Diarios, mais un peu trop de monde pour pouvoir danser agréablement. L’ami Borel avait écrit une revuette pour laquelle il ne s’était pas abîmé les méninges, et qui était plutôt prétexte à faire défiler les plus jolies filles de la haute société carioca dans des costumes d’une agréable fantaisie : dans "Les Armes de la Femme" l’une représentait la poudre de riz, une autre le rouge, une autre le peigne, etc. ... ; il était facile de donner un rôle à qui brûlait du désir de s’exhiber.
Le souper par petites tables était servi par des jeunes filles en uniforme : costume rose avec tablier de dentelles, et petit bonnet style hollandais ; Lelong nous avait convié à sa table servie, naturellement, par Mesquita, ce qui obligea Petitbon à faire des infidélités à Iwa ; et je crois que la bourse de Lelong à saigner abondamment au passage de l’addition.
Cet après-midi, visites assommantes au Colonel Castro E Silva et à sa femme et aux Souza Réis.
Mardi 20 Septembre
Ma mission aura été une bousculade jusqu’au dernier jour. Je suis effrayé de tout ce que j’ai à faire avant mon embarquement le 8 Octobre. Je n’ai pas encore le moindre souvenir à rapporter et ici on ne trouve absolument rien que des bibelots venant d’Europe. Je me rabattrai sur les éternels oiseaux-mouches. L’autre jour, chez un marchand que je connais, j’avise une antique poterie indienne : « Vous n’êtes pas un Américain, me dit-il, alors j’aurai du remord de ne pas vous dire qu’elle est fausse. » Bien aimable mais tout cela ne me tire pas d’embarras.
Mercredi 21 Septembre
Jeudi 22 Septembre
J’ai choisi ma place sur le Massilia : cabine 207, où Coatalem m’a promis que je serai très bien. La date du passage du bateau à Rio est toujours fixé au 8 Octobre ; traversée rapide, sans escale de Rio à Lisbonne ; arrivée prévue à Bordeaux pour le 22. Il est probable que j’aurai pour compagnons de bord les Paul Fort, le professeur Labbé de la Faculté de Médecine de Paris, et toute la troupe théâtrale Rosenberg.
Samedi 24 Septembre 1921
Je n’ai plus qu’à compter sur la traversée pour me reposer. A partir de maintenant, chaque soir, dîner en ville,... même le samedi 8 Octobre où Marland veut réunir autour de moi tous les meilleurs mis : il compte que Coatalem ne lui refusera pas de retenir le Massilia à quai quelques heures de plus si c’est nécessaire.
Hier, dîner à l’Assyrio avec les Boquet, Madame Carli-Astier, et le Capitaine Lafay ; ce soir, dîner chez les Brésard ; demain, dîner chez les de Dalmassy, puis, avec eux, soirée dansante à l’Hôtel des Etrangers ; etc. ... etc. ... C’en devient affolant !