3ème séjour suite 2

Mort de sa belle-mère - Octobre 1924

Dimanche 5 Octobre

Ma pauvre petite Manon, tu n’as plus de maman. A tout le chagrin que je ressens pour ma part, vient s’ajouter cette pensée, fixe, désolante, de la perte immense que tu fais, toi. Etre sans parents, sans guides devant soi, je sais trop bien non seulement la douleur que cela cause, mais aussi la sensation d’épouvante qu’on en éprouve. Et depuis la mort de papa, je n’ai pas vécu un jour sans prier pour que cette affliction et ce désemparement te soient épargnés le plus longtemps possible. Mais voici arrivé le terme marqué par Dieu : nous n’avons qu’à courber la tête, à pleurer et à prier.

Je m’en veux un peu de presque penser plus à toi qu’à ta maman, en ces premières heures d’une peine nouvelle. Sois sûre pourtant que je prie avec grande ferveur pour elle. Sans doute est-elle moins à plaindre que ceux qui restent penchés sur sa tombe : Dieu l’aura accueillie dans sa splendide miséricorde.

Lundi 6 Octobre

Mon Amie très chérie, j’étais à Saô-Paulo pour mes affaires, la semaine passée. Monsieur Conty avait reçu en mon absence une dépêche de Paris le chargeant de me faire part du deuil qui nous atteint. Il a télégraphié à Mr Eymerat, notre Consul à Saô-Paulo de m’annoncer la triste nouvelle. Et c’est ainsi que je n’ai su que Samedi après-midi que ta maman n’était plus.

Je suis rentré à Rio hier matin, tu penses dans quel état de lassitude, après une nuit que la peine que j’éprouvais et les secousses du train ont faite sans sommeil.

J’ignore naturellement tout des derniers moments de ta mère ; je ne sais même pas à quelle date exacte il faut la placer : mercredi 1er Octobre ou jeudi 2 Octobre, sans doute. Mais je reçois aujourd’hui ta lettre 26, encore toute claire de la joie de vos vacances : le 17 Septembre, ni ton frère Louis ni toi n’aviez encore de graves inquiétudes : tu me dis seulement, incidemment, que ta mère se sent fatiguée et aspire à retrouver ton aide. Que la mort va vite !

Je continue à vivre très intensément au milieu de votre affliction à Boulogne. Votre famille était demeurée très groupée, très serrée autour de votre mère ; on peut dire que ni les uns ni les autres ne l’aviez jamais quittée, que vous étiez restés sous son aile comme des tout petits. Plus que dans d’autres familles, elle restait la maman, sur qui on se repose de tout, à qui on s’abandonne. Et vous devez avoir la peine et le désarroi de tout petits, devenus orphelins. Ma chérie, sens moi très près de toi, mon bras sous le tien, pour te soutenir.

Je pense aussi à nos enfants et à ceux de Louis, et à Roger, qui doivent avoir beaucoup de chagrin de la perte de leur grand’mère. Tous, je les embrasse.

Mardi 7 Octobre

C’est depuis hier, sans doute, que notre pauvre Pierrot est pensionnaire. Les évènements tristes sont toujours accompagnés de circonstances qui les rendent plus émotionnants encore. Je savais déjà la peine qu’aurait notre fils en s’éloignant pour la première fois du toit maternel et j’avais du chagrin en songeant à la sensation de vide et d’isolement que te donnerait cette absence. Mais cette séparation au milieu du deuil et des pleurs a dû être d’une cruauté navrante. Bien qu’au loin, je crois sentir moi-même le vide dû au départ de Pierre, tellement ma pensée habite le foyer. Existence étrange que cette existence en imagination, qui a une réalité propre et où les sensations et les sentiments sont peut-être plus nets et plus aigus que dans l’existence que mène l’individu corporel parce qu’ils sont dégagés de la complexité ambiante.

Il te faut du courage, mon petit Manon, et il en faut à Pierre. Contre ce qui est nécessaire, il n’y a pas à se cabrer : nous n’aboutirions qu’à nous montrer petits. Le moment présent est dur, bien plus dur certainement que nous n’aurions su le prévoir : mais c’est de lui que sortira l’avenir, l’avenir de notre fils. Prions simplement pour que cette montagne de peines n’enfante pas qu’une souris, pour que Pierre réussisse dans ses nouvelles études, pour que son intelligence perçoive la clarté mathématique. Peut-être la mort de sa grand’mère l’aura-t-elle empêché d’assister aux premières leçons du Cours : j’espère que ce malheureux début n’aura pas de répercussion sur la suite. Répète-lui bien qu’il ne faut pas d’interruption dans l’enchaînement de l’instruction mathématique. Qu’en pensant à cela il surveille sa santé, évite de se refroidir, se garde des rhumes et grippes qui pourraient l’immobiliser à l’infirmerie.

Peut-être la rentrée de Franz est-elle un peu plus tardive. Ce serait bien pour toi, car le vide ne se ferait pas brusquement d’un seul coup dans ton existence d’hiver. En tous cas, je pense que Cri-Cri se fera encore plus gentille, plus affectueuse et plus amie avec toi.

Mercredi 8 Octobre

Les amis d’ici sont gentils pour ceux qui sont dans la peine. Si, parfois, ils se montrent jaloux et acerbes envers un camarade auquel survient une joie, l’évocation des mauvaises heures les rappelle à une affectueuse solidarité : ils se souviennent alors qu’ils sont eux-mêmes aussi isolés, aussi faibles contre le malheur. On savait généralement que nous vivions très en famille, que ta mère m’avait connu lorsque j’étais tout petit ; et les témoignages de sympathie, auxquels tu es souvent associée, m’arrivent nombreux par le téléphone, par la poste ou de vive voix. Le Général Gamelin fut le premier, après Gloria, à me donner une pensée émue. Puis les Buchalet, Lelong, les Guédeney, les Corbé, les Jasseron, les Thyss, les des Clozières, les Lecoq, Micollettis.

Je te le dis, ma chérie, parce que cela s’ajoute à toute la sympathie dont du dois te sentir enveloppée par les amis de France et qui fait une atténuation au chagrin. Mais la vraie consolation pour toi, n’est ce pas, c’est dans ton sens religieux que tu la trouves et dans ta foi et dans l’espérance à un au-delà où tous se retrouvent.

Je crois me rappeler que, pour papa, nous n’avons envoyé ici aucun faire-part. A mon avis, nous agirons pour ta mère comme nous l’avons fait pour papa. Si cependant tu crois bien d’envoyer des billets à certains (par exemple les Bouisson, les Buchalet) fais comme tu l’entends.

Jeudi 9 Octobre

Manon chérie, de tout mon cœur je souhaite que tes frères, ta sœur et toi, vous restiez très unis et en accord parfait devant la tombe de votre mère. Au chagrin, qui est certainement très profond chez tous, il ne faut pas que vous ajoutiez de nouvelles peines et de nouveaux crève-cœur. Comme je te le disais l’autre jour, vous avez voulu rester très groupés autour d’elle pendant sa vie ; restez maintenant groupés autour de son souvenir. Les injustices, les cupidités, les âpretés, doivent être bannies de votre cercle. Et au fond, ne vous aimez-vous pas tous beaucoup ?

Mais, si j’ai un conseil à vous donner, évitez les interventions et les suggestions étrangères et ayez maintenant votre esprit de famille poussé au point d’arranger vos affaires entre vous seuls.

Vendredi 10 Octobre

Un bateau français passe aujourd’hui : je lui confie ces pages peu nombreuses. Trouves- y toute ma tendresse émue, mon Amie chérie et sens bien qu’une même peine nous serre l’un contre l’autre.

Dis à tes deux frères, à ta sœur, à Suzanne, combien je partage leur affliction et embrasse-les pour moi. Embrasse aussi tous les petits, au chagrin desquels je pense. Grande et forte étreinte ma Manon. Henri.

Samedi 11 Octobre

Un petit 39° de fièvre m’a obligé, en rentrant de la ville, à m’allonger sur mon lit. C’est te dire, mon Amie chérie, que je n’ai pas beaucoup de dispositions pour écrire. Mais je veux que tu penses que je suis bien avec toi dans ta tristesse et je souhaite que mes quelques lignes fidèlement quotidiennes t’apportent un peu de réconfort et de consolation. Je ne veux pas non plus qu’il sorte de ma mémoire que madame Buchalet m’a prié de t’envoyer son affectueux souvenir et de t’assurer de toute sa sympathie dans ta peine actuelle. Je ne crois pas que tu reçoives d’elle aucun autre témoignage plus direct : elle est paresseuse pour écrire.

Pour toi, Manon, je ne modifie pas mon papier coutumier : n’en déduis pas que je n’ai pas repris le deuil, comme pour papa. Mais il est difficile de trouver ici du papier convenable bordé de noir : je réserve le peu que j’ai réussi à me procurer pour ceux vis-à-vis desquels le protocole est nécessaire.

Ne t’inquiète pas de mon coup de fièvre : hier soir, après dîner, j’ai dû aller voir le Général Tasso Fragoso, Chef d’Etat-Major Général de l’armée brésilienne, il pleuvait à torrent et je suis rentré transi d’humidité. Ce doit être la cause.

Dimanche 12 Octobre

J’imagine que Pierrot est en ce moment au milieu de vous tous, puisqu’il a sa sortie tous les dimanche. Cela t’aura un peu fortifiée. Je suis impatient d’apprendre ce qu’il advient de lui : est-il admis à la préparation à Polytechnique ? Cette Ecole, qui est une école de haute culture générale lui conviendrait parfaitement, à lui qui a l’esprit philosophique et qui par conséquent doit être enclin aux spéculations pures et qui, de plus, ne paraît marquer aucun penchant pour une carrière déterminée. Toutes les autres écoles, à l’exception de Normale, vous enferment tout de suite dans des horizons plus limités.

D’après un mot que m’a dit Gloria, je crois comprendre qu’il t’a écrit : c’est très gentil à lui. Quel original garçon ! Je lui crois une très franche amitié pour moi, mais une amitié qui deviendrait vite exclusive, jalouse et tyrannique si dès le début je n’avais pas signifié que j’aimais battre des ailes. Comme il est très impulsif, il faut le fréquenter longuement pour l’estimer : il y a de nombreux jours où il se montre odieux, avec un tempérament entier et un caractère de chien ; de plus, quand il ne connaît pas les gens, il fait parade du snobisme le plus outré. A côté de cela, il s’attendrira pour une chose qui n’en vaut pas la peine et aura les larmes aux yeux avec presque le besoin de tomber dans vos bras. Avec lui, pour faire bon ménage, il vaut mieux ne pas vivre trop collé ensemble. C’est ce qui est arrivé ces derniers temps, avec toutes mes absences au loin. Mais, seul, il a trouvé moyen de faire la connaissance d’une petite Française, richement entretenue par un vieux Brésilien … et il m’a l’air beaucoup trop emballé pour cette Lydie. La seule chose qui le chagrine c’est qu’en allant voir Lydie, en l’emmenant au restaurant, au dancing, au cinéma ou au théâtre, il me délaisse forcément ; alors, timidement, il me laisse entendre qu’il serait heureux que j’aille avec eux. C’est bien le signe du vieux garçon qui ne peut se résoudre à sacrifier l’amitié à l’amour.

Chose extraordinaire : depuis trois semaines qu’il est amoureux, sa piété s’est augmentée ; ainsi, maintenant, il va à la messe avec son livre de prières. C’est grave : il faut qu’il soit bien touché !

Journée toute épistolaire aujourd’hui. J’ai écrit à Charlotte pour sa fête, j’ai écrit à la Compagnie pour bien fixer la situation avant le passage de Icre, Et maintenant, j’ai encore à copier mon rapport à la Compagnie.

Lundi 13 Octobre

11 h du soir ! Depuis 7 h du matin, j’ai quitté mon hôtel. Le colonel Icre est arrivé de Montevideo par le « Meduana » ; Je l’ai installé à l’hôtel Gloria, j’ai pris mes repas avec lui, il m’a emmené me promener le long des plages pour m’exposer avec volubilité ses idées sur les affaires et comment, dès demain, il comptait mettre ses idées en exécution. Or, il ignore tout de ce qui se passe ici, de ce que nous y faisons, de nos lentes et souterraines négociations, des personnages qui sont nos amis et de ceux qui sont nos ennemis. Naturellement, quand il était en Argentine et au Chili, la Compagnie, avec juste raison, ne l’informait pas plus de ce qu’elle faisait au Brésil que de ce qu’elle faisait au Japon. J’ai compris que ce méridional agité voudrait marquer son passage ici, et surtout paraître à Monsieur Laurent renseigné sur toute chose. Il va falloir que je m’astreigne à ne pas le lâcher d’une semelle pour l’empêcher d’aller barboter dans la mare. Cela va être gai !

Mercredi 15 Octobre

Un court instant de liberté ce matin. Icre va faire visite à Mr Conty et là il lui faudrait vraiment être bien maladroit pour faire une gaffe irrémédiable.

Hier soir, j’avais quitté Icre pour revenir dîner à Tijuca, pensant t’écrire un mot, puis me coucher de bonne heure. Un télégramme de Houdaille m’attendait : il annonçait son départ, ce matin, pour Santiago du Chili d’où on lui avait télégraphié qu’il pourrait y avoir bientôt quelque chose à faire. Ayant traduit le câble je l’ai porté au colonel Icre ; voilà mon homme bien perplexe, car il est de ceux qui s’imaginent que rien ne peut être mené à bien s’ils ne s’en mêlent pas. Il décide aussitôt de partir lui-même pour le Chili : aujourd’hui justement il y a un bateau pour Buenos Aires. Son plan est arrêté, je rentre à minuit ; à 7 h ½ ce matin coup de téléphone : il ne part plus au Chili, il rejoindra la France par l’Avon, bateau anglais, dimanche prochain.

Hier, une fois que je l’ai eu abandonné à lui-même, avant le dîner, il m’a fait une telle gaffe que je n’en ai pas fermé l’œil de toute la nuit d’énervement. Il est allé voir le Président du Jockey Club pour lui demander de nous aider ; pourquoi ce Brésilien plutôt qu’un autre ? Parce qu’il a fait sa connaissance à Buenos Aires, aux courses et que, en bon Brésilien, l’autre lui a cassé l’encensoir sur le nez. Or, pour débuter, le Président du Jockey lui a dit qu’il parlerait de St Chamond au gendre du Ministre ; comme nous avons déjà acheté ce gendre, celui-ci va se demander pourquoi nous faisons intervenir un tiers près de lui et craindre que nous l’ayons découvert. Je vais essayer dès ce matin et sans en prévenir Icre, de faire arrêter, par mes amis, cette intempestive démarche.

Samedi 18 Octobre

Comprends bien, ma chérie, qu’il ne p’est pas possible de t’écrire en ce moment chaque jour, comme d’habitude. Ce matin, j’ai un peu de liberté, j’en profite.

Je vis des journées surchargées d’affaires et de ripailles : agitation énervée et estomac congestionné, je n’y tiendrais pas longtemps. L’aspirine marche à fond et j’ai une reprise d’entérite. Avec cela, coucher à 1 h du matin et lever à 7 h pour être au rendez-vous du colonel à 8 h ½ du matin. A peu près à chaque repas, Icre a des invités : Thyss, l’Ambassadeur, le Consul, Hopenot le nouveau secrétaire d’ambassade qu’il a connu au Chili, les Buchalet, Mr Duplan dont la femme fit le voyage d’Europe avec Madame Icre. Ce matin, le colonel est invité par le Général Gamelin et me laisse sur les bras Mr Laval – Tudor, administrateur de Sogeco, que j’emmènerai déjeuner au Jockey. Les deux seuls repas où nous n’ayons eu aucun invité, le colonel m’a demandé de l’emmener dans d’autres établissements, pour changer d’air : Jockey et Brahma.

Mercredi, dans l’après-midi, comme j’étais assez énervé, je me suis emballé un peu avec le colonel, lui faisant comprendre que, depuis plus de quatre ans que je dirige en toute indépendance les affaires au Brésil, je ne pouvais admettre que Pierre, Paul et Jacques viennent à l’improviste et sans motif, mettre leur grain de sel. Le colonel a paru un peu interloqué et a protesté qu’il ne venait ni pour m’attaquer, ni pour me critiquer mais seulement pour se renseigner personnellement ; je lui ai fait dire qu’il n’avait ici ni mission, ni pouvoirs ; et quand je lui eus fait savoir que j’avais tous pouvoirs en règle pour agir en représentation de Saint-Chamond, par acte notarié, il a paru saisi d’une certaine considération. Non seulement nous sommes demeurés bons amis, mais depuis lors il a eu pour moi et pour mon action ici Beaucoup plus d’égards.

Ce n’est certainement pas un méchant homme ; mais il est encore de l’espèce de ceux qui croient découvrir l’Amérique et la façon de faire des affaires et qui sont persuadés que tout allait fort mal avant leur apparition.

Dimanche 19 Octobre

Bon voyage ! le colonel Icre vogue vers Cherbourg, à bord de l’Avon. J’ai encore passé ma matinée avec lui, nous avons pris deux cocktails, je l’ai accompagné au bateau et, comme le départ était fixé à 1 h de l’après-midi, j’ai pris congé de lui à midi et demi.

Il m’a dit son intention d’aller, avec sa femme, te faire visite à Boulogne dès son retour. Comme il doit arriver à Cherbourg le 4 Novembre, compte sur leur visite entre le 10 et le 15 probablement. Je lui ai d’ailleurs demandé de t’envoyer un pneumatique. Ne redoute pas leur visite : je les crois très peu gens du monde ; rappelle toi que Madame Icre à la réputation d’être très artiste (élève de Debussy) et qu’elle est, je crois, assez jalouse de cette réputation. Elle se mêle beaucoup des affaires de la Compagnie. Naturellement, tu sais qu’elle a subi une grave opération d’appendicite (pour la seconde fois) quand tu étais en Bretagne. Beaucoup d’indifférence en matière religieuse, au moins chez le colonel qui n’aime pas les « postards ». (Pierre est un postard). En politique, je ne le crois pas très hostile aux hommes actuels. N’oublie pas le thé, ni un salon chauffé. Mais traite le colonel comme mon égal et non comme mon supérieur.

Ah ! si tu savais, ma chérie, comme il est bon de ne plus sentir un personnage de ma Compagnie (qui n’est pas Houdaille) sur les rives du Brésil !

Lundi 20 Octobre

L’écho, que tu recevras par ces lignes, de la semaine qui vient de s’écouler te prouvera, Manon chérie, que la vie passe, impassible devant nos joies ou nos chagrins. « Les chiens aboient… la caravane passe » dit le dicton arabe où l’on sent un fatalisme serein. Ta mère vient de nous quitter, tu es dans l’affliction, je pense triste : tout cela ne se perçoit point dans l’immensité de la vie. Ta lettre 27 m’est arrivée vendredi dernier et je viens de la relire plus au calme que l’autre jour. J’y vois, le 21 Septembre, l’appel angoissant : le 24, c’est la première page du récit douloureux qui va venir. Tu me dis que déjà tu te sens brisée de fatigue ; ma petite Manon, il va falloir te reposer, te calmer, laisser revenir à fleur de tout ton être la vie que tu as puisée cet été sur la côte bretonne.

Mardi 21 Octobre

Tous les derniers évènements de ces trois semaines m’ont fait omettre de te dire que Thyss avait reçu la Légion d’Honneur et que, depuis cet évènement, sa femme et lui se gonflent assez naïvement. Il s’était arrangé pour se faire offrir un banquet ce soir, au Jockey, en l’honneur de sa croix. 100 milreis la cotisation ! A ce prix, deux poires seulement de la colonie française, le Consul et moi, s’étaient inscrites. Devant ce four, et pour avoir salle comble, Thyss a fait baisser le prix à 50 milreis, a fait reculer la date du banquet et m’a téléphoné ce matin de tâcher de racoler du monde.

C’est ridicule : je vais parcourir le cercle des amis en criant : « allons, un bon mouvement. Entrez, entrez messieurs ! c’est au rabais ! »

Je reste très affectueusement au milieu du cercle des enfants et de toi et je te donne ma Manon un bien tendre baiser. Ri.

Mercredi 22 Octobre

La situation politique du Brésil est de plus en plus mauvaise. Ma Manon chérie, je te le dis, franchement parce qu’il n’y a aucun motif à t’en inquiéter si ce n’est pour l’avancement de mes affaires. Pour ce qui est de courir quelque risque personnel, c’est fort peu probable. Au Brésil, il n’y a pas d’indigènes, il n’a que des Européens d’origine plus ou moins récente : il ne saurait donc y avoir de mouvement xénophobe. Quant à recevoir quelque coup qui ne vous soit pas destiné, il faut bien s’imaginer qu’ici les coups ne pleuvent pas : les Brésiliens manquent trop de cran pour cela, aussi bien du côté des révolutionnaires que des légalistes. La révolution se passe en discours, en complots, en trahisons, en arrestations en masse, en grands gestes et poses théâtrales, en menaces et ultimatums, en mouvements de troupes et de bateaux de guerre, en défilés guerriers sur l’Avenida avec toute la musique, en patrouilles de cavalerie un peu partout jour et nuit.

Pas un cri, pas un horion, pas un coup de feu, pas une bousculade. Le peuple reste complètement indifférent ; la querelle se passe entre quelques hommes politiques qui cherchent à avoir pour eux l’armée et la marine. Mais tous craignent de casser des pots, tous ont horreur du sang, tous sont pris d’une peur verdâtre dès qu’il s’agit de passer des mots à l’action. Voilà pourquoi il n’y a aucune raison pour que cela finisse.

Ce qui me fait t’écrire tout cela, c’est qu’il vient d’y avoir une révolution à Rio même. Les conjurés étaient naturellement trahis par avance. Ils se sont réunis au petit jour, puis, devenus tout à coup anxieux de leur équipée, ils ont décidé, pour gagner du temps, de rentrer d’abord chacun chez soi pour déjeuner, prendre des forces avant d’agir. La police n’a donc eu qu’à les cueillir individuellement à leur domicile, ce qui était encore moins dangereux que de les coffrer en bloc.

Mais cette « opérette-bouffe » est néfaste : la censure augmente de rigueur, les policiers se remettent à vous arrêter pour visiter vos papiers, les gens d’affaires sont incertains du lendemain.

Jeudi 23 Octobre

Je suis vraiment préoccupé des affaires de Saint-Chamond, Manon. Nous voici arrivés à un point critique. Tant que notre matériel n’était pas construit, je ne me tourmentais pas de voir le Gouvernement ne pas prendre de décision ferme à notre égard, sinon j’aurais été obligé de lui faire prendre patience. Aujourd’hui, notre canon est prêt et c’est un canon spécialement établi pour répondre aux idées des Brésiliens : le Gouvernement continue à ne prendre aucune décision, ni à me dire si ce nouveau matériel l’intéresse, s’il envisage qu’on l’expérimente officiellement devant ses artilleurs soit en France soit au Brésil, ou si au contraire nous pouvons aller nous coucher avec notre pièce, nos essais et nos propositions. Rimailho m’écrit : « Maintenant j’attends de vous et de vos amis que vous obteniez rapidement des ordres du Ministre ». Le Ministre a bien d’autres chiens à fouetter en ce moment, je le sais ; mais la Compagnie ne le sait pas, ou ne le reconnaît pas.

Je sens un peu que Saint-Chamond estime que l’heure est venue que je donne la preuve que, depuis deux ans, je travaille avec succès. Or, l’heure est peu propice pour cela.

Si le Gouvernement actuel s’effondre, ma responsabilité est dégagée ; mais ce serait veule de souhaiter cette solution. Et puis, recommencer sur des bases nouvelles, je n’en aurais plus l’entrain. Je pousse St Chamond à la patience, mais il faut que le Gouvernement parle.

Vendredi 24 Octobre

Ah ! je n’ai pas la bonne étoile en ce moment. Castro e Silva, qui est mon plus ferme auxiliaire ici, repart pour Saô-Paulo : il faut bien que cet homme fasse ses affaires et gagne sa vie. Mais c’est un nouveau retard pour agir énergiquement sur le Ministre. Si encore, à Saô Paulo, Castro e Silva faisait aboutir l’affaire des auto-mitrailleuses De Dion dont j’ai jeté les bases moi-même là-bas ! Ce serait une compensation. Mais je n’y compte pas. Auprès du Gouvernement de Saô Paulo, les négociations vont traîner en longueur, je le sens, comme elles traînent auprès du Gouvernement Fédéral. Il vaudrait autant que je prenne mon fusil et mon lit Picot et que je rentre dans la forêt, mais il tombe sans arrêt une pluie tiède et lamentable.

Samedi 25 Octobre

Le « Massilia » m’a apporté ton n° 22 ma chérie et ces deux seules pages sont imbibées de ta douleur profonde. Allons, relève ton courage, ma pauvre petite amie : tu me dis toi-même combien la vie te réclame autour de toi. « On ne te laisse pas le temps de vivre ta douleur » m’écris-tu ; mais ce n’est sans doute pas cela que ton active maman attendait de toi après elle ; elle est heureuse et tranquille de ce que tu fais, beaucoup en souvenir d’elle. Seulement, chacun agit suivant son tempérament ; ne crois donc pas qu’il soit sacrilège de ne pas copier point par point sa manière de faire le bien. Mets- y ton ordre et ta méthode, guide chacun avec sagesse et réflexion vers la place qu’il doit occuper, installe le dans sa nouvelle existence, reste sa bonne conseillère ; mais ne transforme pas ton chez toi en un campement de bohémiens, sans prévisions d’avenir, au petit bonheur de chaque jour. Tu n’es peut-être pas d’acier comme ta mère et tu n’y résisterais pas.

Ces simples mots que tu m’écris : « maman s’est endormie doucement… doucement «  sont déjà une consolation. C’est par ta lettre que je connais maintenant la date à laquelle ta mère s’en est allée : 25 Septembre. Pourtant, l’Echo de Paris, dont Gloria vient de recevoir un paquet, donne la date du 26. La Compagnie m’a donc fait informer assez tardivement : je ne suis parti que le 30 pour Saô Paulo et à cette date Mr Conty ne m’avait encore fait part de rien ; les retards suivants ont été dus, naturellement, à mon absence de Rio et à la course de la dépêche après midi.

Je reste stupéfait de ce que tu me laisses entendre de l’attitude d’Emmanuel. Je craignais bien, je dois te l’avouer, qu’au cours du règlement de la succession il n’agisse beaucoup sous l’influence de son rapace de beau-père… qui n’a rien à voir avec vos affaires et qui, s’il s’en mêle, cherchera plutôt pour lui-même que pour Emmanuel quelque bonne aubaine telle que, par exemple, le rachat à vil prix d’une des maisons de ta mère.

Emmanuel aurait tort, pour lui-même de ne pas faire bloc avec sous tous contre des vautours de cette espèce. Mais que ton jeune frère ait agi spontanément et sans même attendre la mort de sa mère, qu’il ait si peu montré de cœur envers celle dont il fut toujours le benjamin, voilà certes à quoi je ne m’attendais pas. Dans ces conditions, permets moi un conseil, ma chérie : ne te laisse pas emporter contre Emmanuel par l’impulsion du cœur ou des sentiments : reste de sang-froid et, au point de vue affaires, traite avec lui comme avec un étranger quelconque, uniquement en faisant appel à la raison, au droit et à la justice. Pas de criailleries ni de disputes : cela ne ferait qu’amener de la brouille et aucun résultat. Et puis, surtout, ne te chagrine pas.

Tu dois être terriblement occupée en ce moment. Tâche que cet état ne se prolonge pas trop et, en tous cas, ménage ta santé et tes forces. Peut-être te sera-t-il difficile de m’écrire : ne t’en tourmente pas, je le comprendrai.

Dimanche 26 Octobre

L’ami Delestre n’est pas en retard pour travailler. Je reçois déjà de lui une procuration à ton usage pour le règlement de vos affaires. Après tout, il vaut mieux ne pas laisser traîner ces choses en longueur, surtout quand elles sont délicates comme je redoute que le soit cette succession. Dès demain j’irai donc au Consulat pour faire régulariser cette pièce. Mais sais-tu qu’il est heureux que je sois l’ami du Consul, Mr Lucchiardi, qui m’établit toutes ces procurations sans frais, tandis que régulièrement je devrais payer pour chacune 85 milreis, c’est-à-dire environ 200 francs. Il est vrai que lorsqu’il s’agit d’une pièce pour ma Compagnie, il ne me rate pas : c’est avec frais ; il estime que ma princesse est dorée sur toutes les coutures.

Tu m’apprends les fiançailles de Jean. Comme tu m’avais déjà parlé de tes suppositions qui étaient des quasi certitudes, j’étais un peu familiarisé avec cette idée et je n’en ai pas été renversé. Tout de même, c’est l’aube d’une génération nouvelle qui point. Voici que la génération de nos parents se couche : ni toi ni moi n’en avons plus. Il n’y a plus actuellement que notre génération, puis celle de nos enfants. Et aussitôt la génération suivante, celle des enfants de nos enfants, se lève. Eh bien ! heureusement que le temps c’est de la blague, nous dit Einstein. Tu me conseilles d’envoyer mes félicitations sans attendre que ces fiançailles soient officielles. Je t’assure que je ne me pique pas du tout de n’avoir pas été mis dans le secret ; mais, il y a trois semaines seulement, j’ai eu quatre lettres de la rue Las Cases : Albert, Charlotte, Jean, Madame Morize, la plus récemment écrite étant datée 14 Septembre. Aucune de ces lettres ne fait la moindre allusion à l’évènement. Sera-t-on content rue Las Cases, si je fais le bien informé ? Donne-moi donc à nouveau ton avis, sinon j’adresserai mes félicitations seulement avec mes vœux de nouvel an ; à cette époque, il se sera écoulé suffisamment de temps pour que je ne sois pas taxé d’indiscret.

Lundi 27 Octobre

Hier dimanche, l’après-midi fut pénible à l’hôtel Tijuca. Le père Dupont avait loué toutes les salles de réception de son hôtel pour un bal de nègres et une désolante musique de cirque pénétrait dans les chambres les plus éloignées, écorchant les oreilles du son aigre du trombone et de la boîte à clous. Tous les pensionnaires étaient furieux ; les mioches, empêchés de faire la sieste, piaillaient. Pour gagner 100 milreis, le père Dupont risque de perdre sa vieille et tranquille clientèle. Avec Gloria, nous avons fui dans le jardin où nous avons découvert les nouvelles picadas qui viennent d’être faites en tous sens à travers la forêt par les religieux français qui sont maintenant les propriétaires de tout le domaine : Dupont n’est que locataire pour son commerce d’hôtellerie. Par bonheur, la forêt n’a pas été abîmée ; on y pénètre seulement plus aisément et on en voit la beauté. Inutile de dire d’ailleurs qu’elle reste aussi découverte qu’avant : les gens n’ont pas le goût du sauvage. C’est tant mieux.

Mardi 28 Octobre

Par une pluie diluvienne, Gloria est parti hier soir pour Saô Paulo : il doit y passer toute la semaine pour le concours hippique auquel prennent part quatre de ses élèves… Et je suis à peu près certain que la petite Lydie se trouvera aussi à Saö Paulo. Mon camarade est pincé plus qu’il ne veut l’avouer.

Tu m’as dit, dans ta dernière lettre, que Pierre était entré dans la classe de préparation à l’Agro. A moins qu’il ne se révèle immédiatement comme un mathématicien transcendant, auquel cas les Pères ne commettraient pas le crime de priver Polytechnique d’un sujet remarquable, aucun Morize de cette génération ne sera passé par l’Ecole d’élite. Nous n’avons plus qu’à attendre le tour des petits-fils ; mais ceux-là, j’aurai peut-être le loisir de les entreprendre dès le berceau. Auparavant, je crois qu’il n’y a rien à espérer de Lili dans cet ordre d’idées ; mais peut-être Fafette, ce serait à voir. Je le regrette beaucoup pour Pierre qui me semblait avoir l’esprit bien orienté vers ce haut enseignement transcendant. Enfin, qu’il réussisse à l’Agro, tout en s’efforçant, par une réflexion intelligente, de percevoir au-delà des limites que cette Ecole spécialisée lui assignera. Il a un esprit déjà suffisamment apte et travaillé pour voir plus haut et plus large.

En tous cas, tu serais bien gentille de m’envoyer les deux programmes des conditions d’admission à l’Ecole Polytechnique et à l’Institut Agronomique.

Mercredi 29 Octobre

Malgré mon deuil, j’ai du aller dîner hier soir chez les Guédeney. C’était un dîner en smoking en l’honneur du baptême de leur petit Jacques. Je m’étais déjà, l’autre jour, excusé pour le thé qui avait suivi le baptême. Cette fois ci il m’a fallu accepter : Guédeney m’a dit très affectueusement que je ne devais pas les considérer comme des étrangers et que ce serait le faire que de m’abriter protocolairement derrière mon deuil pour ne pas me rendre chez eux. Il n’y avait d’ailleurs là que le groupe familier : les Corbé, les Jasseron, Lelong et Marland.

Jeudi 30 Octobre

Tout arrive. Le Gouvernement a fini par décider de s’intéresser à l’appareil de pointage que nous lui proposons depuis plus de deux ans pour les douze canons que nous lui avons jadis vendus. La question était déjà en suspens sous la précédente Présidence. Naturellement, on a nommé toute une commission d’expériences qui n’est au courant de rien, on va étudier l’appareil, on va discuter et faire un rapport, on attendra ensuite une décision du Ministre ; de sorte que, si l’appareil est adopté et commandé, Saint-Chamond demandant huit mois pour exécuter la commande, on placera ces appareils neufs sur des canons bons à mettre aux invalides.

C’est pour faire, pour la vingtième fois au moins, la théorie et la démonstration de l’appareil que j’ai passé la plus grande partie de ma journée d’aujourd’hui à la Villa Militar, discutant avec des officiers brésiliens qui m’ont sorti les pires âneries, des âneries que ne dirait pas un petit Français de dix ans. Me voici obligé de leur écrire toute une théorie, avec figures à l’appui, en insistant sur des choses tout à fait élémentaires. Et j’ai honte d’être amené à leur écrire des phrases de tout simple bon sens, comme celle-ci : «  Quand on veut corriger une erreur, la première condition absolument nécessaire est de connaître cette erreur ». Il n’est pas besoin d’avoir pâli sur des traités de philosophie pour savoir cela… quand on n’est pas Brésilien. Qu’est-ce qu’on leur apprend donc à l’école ?

Vendredi 31 Octobre

Je rapporte du consulat la procuration en règle… ou plutôt pas tout à fait. Dis le bien à Delestre afin qu’on n’aille pas te chicaner pour rien. Je n’ai pas complété, dans le corps de la procuration, nos lieux et dates de naissance, n’ayant pas à ma machine la même encre que Delestre. Avant de produire cette pièce, il faut donc bien que Delestre la complète. Le consul a appelé spécialement mon attention sur ce point.

L’Aurigny passe demain, allant en Europe, mais je ne l’ai pas vu inscrit à la porte comme courrier. En tous cas, j’arrête ici ces lignes. Affections à tous les nôtres et à toi, ma chérie, très tendres baisers du fond du cœur. Ri.

Novembre 1924

Samedi 1er Novembre

Dans ce très catholiquepays, la Toussaint passe inaperçue. Fête religieuse uniquement et pas fêtelégale. Les affaires n’interrompent pas leur cours et les magasins, les bureauxet les banques restent ouverts. Là-bas, au contraire, bien qu’enveloppée de latristesse des souvenirs et de la mélancolie du temps, c’est grande fête et cesont les premiers congés de l’année de travail, cette année qui commence au 1erOctobre. Je pense, ma chérie, qu’à cette heure ci tous les enfants sont groupésautour de toi et que leur présence animée secoue ta peine et que tu ne te sensplus seule. Et, loin pourtant, j’ai le sentiment de partager votre réunion.

Je descends enville pour y avoir une messe et me trouver à l’arrivée de mon yacht« Aurigny »… un yacht dont l’entretien ne me ruine pas, mais à bordduquel je suis plus chez moi que Mr de Rothschild à bord de son« Eros ».

Dimanche 2 Novembre

C’est Schmittqui est venu me réveiller de bonne heure ce matin, en frappant à la porte de machambre. Il voulait m’apprendre sans tarder que les 3 batteries deSaint-Chamond ont reçu ordre de se tenir prêtes à s’embarquer pour le RioGrande do Sol où la révolution a repris et o* la situation est inquiétante pourle Gouvernement. Et sans vergogne, on emporte en campagne l’appareil depointage que j’ai prêté pour essai : valeur 15 000 francs, dont jen’ai aucun reçu. Je suis bien ennuyé et il faut absolument que je me fassecouvrir. On n’est jamais tranquille dans ce pays ci.

Cette visitematinale m’a retardé : je n’ai pas encore eu ma messe et il faut qu’à midi½ je sois à l’hôtel de Copacabana o* Mr Laval-Tudor, administrateur de Sogecom’attend pour déjeuner et parler de ses affaires (ce haut et puissantpersonnage s’attache à souvent prendre mes avis et mes conseils). Ensuite, jedois le conduire à Saô Francisco où il est probable que nous dînerons. Majournée n’aura donc plus de loisirs.

Lundi 3 Novembre

Des démarches,de toute nécessité et de toute urgence, pour obtenir la restitution de monappareil de pointage avant qu’il ne soit emporté au diable, m’ont occupé toutela matinée. Elles vont aboutir, heureusement ; mais elles m’ont empêchéd’assister à la messe, à l’intention de papa dont c’est l’anniversaire et cen’est que cette après-midi que j’ai pu aller prier à l’église. Aujourd’hui ranimeles souvenirs douloureux ; mais je pense que c’est par égoïsme que noussouffrons et parce que nous n’avons pas l’abnégation de nous réjouir du bonheurde ceux qui nous ont quittés, bonheur dont nous sommes certains mais qui nousest étranger. Vivants ou morts, nous n’aimons vraiment le bonheur des autresque quand nous y sommes pour quelque chose : quelle infirmité !Naturellement, mes pensées d’aujourd’hui ont ravivé le souvenir de ta mamanpour laquelle je prie.

Reçu une lettrede Pierre, qui se montre un courageux enfant. Puisse-t-il réussir ! Une deses phrases me prouve qu’il ne porte pas son oncle Manu dans son cœur. Evite,mon Amie chérie, que les enfants n’entrent sans nécessité dans labagarre : les enfants sont impulsifs et peu diplomates, c’est leur charme…mais combien dangereux. D’un mot inconsidéré, d’une attitude hostile, ilspeuvent compliquer les situations.

L’autre jour,j’ai dîné avec Muiron, le commissaire de l’Aurigny. Il demande ton indulgencepour n’être pas encore allé à Boulogne ; dès qu’il le pourra, il iras’inviter à déjeuner chez toi. A part le commandant, tous les officiers,médecin, second, lieutenants, chef mécanicien etc… sont restés les mêmes et j’ai du être solide pour supporter toutesles libations dont ils m’ont honoré. Pour eux, je suis « Le »passager de l’Aurigny.

A l’instigationde Gloria et grâce à l’amabilité du commissaire, j’ai acheté un peu de vin àbord. Gloria le fera dédouaner sans frais et le prend de compte à demi avecmoi. Songe qu’ainsi une bouteille de champagne coûte 12 milreis, tandis qu’àRio on n’en trouve qu’à 60 milreis. Pour un total de 315 francs nousavons : 6 bouteilles de Champagne, 12 Bordeaux rouges et 12 Bordeauxblancs. Gloria estime que nous avons pas mal de politesses à rendre et quemaintenant il nous sera économique d’offrir quelques dîners à Tijuca.

Mardi 4 Novembre

La marine s’estrévoltée. Les forts ont canonné les bateaux de guerre qui ont essayé, ce matin,de gagner la haute mer. On assure qu’ils n’ont tiré qu’à blanc. Aucun navire n’aété touché mais ils ont fait demi-tour et se sont soumis, à l’exception du SaöPaulo, un des deux gros cuirassés brésiliens, qui a pris sa route vers le Sud.On pense qu’il va apporter son aide aux révolutionnaires du Rio Grande do Sul.

Pas de paniqueen ville : on est déjà habitué à ces feux d’artifice sans danger. Seule,une famille de quinze personnes, avec des airs d’affolement un peu ridicules aumilieu de la sérénité générale est arrivée demander asile au père Dupont :L’hôtel Tijuca est un refuge à l’abri de tous les coups. Ils se sont tassésdans les chambres disponibles et restent verts de peur. La ville a saphysionomie de tous les jours, les magasins sont ouverts, les gens vont etviennent.

Gloria estrentré de Saö Paulo ce matin. Viennent d’arriver aussi deux nouveaux ménages dela mission militaire française, des aviateurs : colonel Jeannaud, etcommandant de Moussac. En voilà qui tombent à pic pour n’avoir aucune illusionsur le Brésil.

Mercredi 5 Novembre

Le fameux dînerque Thyss se fait offrir au Jockey, pour fêter sa croix, avait été reporté àhier soir. La veille, Thyss m’avait encore téléphoné pour me dire qu’il étaitsurpris que les officiers de la mission, à part deux, s’abstiennent, et pour medemander de m’efforcer encore d’en décider quelques uns à s’inscrire (je luiavais d’ailleurs répondu qu’il serait de mauvais goût d’insister auprès d’euxplus que je n’avais fait).

J’avaiscependant décidé Gloria à paraître à ce banquet. Il était plus de 6 h ½ hiersoir et je me disposais à passer mon habit, quand Gloria, à moitié en tenue desoirée lui aussi, vint me dire que tout à fait par hasard il venait d’apprendreen téléphonant à quelqu’un, que le dîner était décommandé et reporté pour laseconde » fois à plus tard. Tu penses si nous étions contents !Thyss, qui sait m’appeler au téléphone pour lui rendre service, aurait bien pum’aviser qu’il était inutile que je me dérange. Ainsi, il s’en est fallu d’unrien que, avec Gloria, nous n’arrivions en habit au Jockey pour y apprendre qu’iln’y avait pas de dîner. Ce sans-gêne et ce manque de convenances m’onttellement outré que j’ai sauté au téléphone pour dire à Thyss ce que j’enpensais. Il n’a trouvé que ceci à me répondre : « Mais, vous n’êtesdonc pas au courant des évènements ? La marine est révoltée ; de chezmoi on aperçoit au loin les projecteurs du Saô Paulo. Il n’est pas du toutprudent de sortir de chez soi. Mais, puisque votre soirée est libre, faites moile plaisir de sauter dans un taxi et de venir, avec Gloria, dîner chez moi à Copacabana ;nous vous attendons ».

Que dis-tu decela ? un monsieur trouve qu’il serait imprudent pour lui de mettre le nezdehors et, blême de peur, décommande en dernière heure un dîner de 50 personnes(que d’ailleurs ces 50 personnes lui offrent) mais il trouve très naturel qued’autres se risquent à venir lui tenir compagnie. Le calme étant complet enville, nous n’avons pas eu grand mérite à aller nous payer la tête des Thyss etnous avons fini, je crois, par ajouter à leur frousse de dangers imaginaires,la frousse d’avoir, pour des Français, manqué de tenue vis-à-vis des Brésilienset de s’être montrés parfaitement ridicules. Ce fût notre vengeance.

Jeudi 6 Novembre

Une lettre dePaul m’arrive, après deux mois de voyage. Mon cher frère me dépeint la viefastueuse qu’il mène en ce moment là bas, où il fait l’intérim du résidentgénéral. Cela ne l’empêche pas de soupirer après son retour en France, dans lespremiers mois de 1925 espère-t-il. Ils seraient heureux, Marie-Louise et lui,de retrouver leur petit appartement de la rue Racine. Chacun a samentalité ; mais il me semble étonnant que l’on accepte sans heurt depasser brusquement du palais dont j’ai la photo, inondé de la riche lumièred’Indochine, aux deux petites pièces sombres de la rue Racine. Heureux les Pauls’ils ne sentent pas trop le contraste.

Vendredi 7 Novembre

Première journéede chaleur écrasante : 36° à l’ombre. Avec ces brusques variations detempérature, on attrape des refroidissements sans s’en apercevoir. Il y a desgrippes dans tout mon entourage (en bons Européens qui ignorent encore lescolonies les gens décorent leurs accès de fièvre du nom de grippe) et pour mapart, j’ai eu mon coup de fièvre cet après-midi… mais je sais manœuvrer laquinine.

Samedi 8 Novembre

Après la brutalemontée de chaleur d’hier, cela ne pouvait manquer : nous avons aujourd’huides aguaceiros formidables… et le thermomètre a baissé de 17 degrés en vingtquatre heures. C’est bien l’été du Tropique qui est là, mais hélas ! c’estaussi la saison des pluies. Cela n’a rien de réjouissant je t’assure, de couriren ville pour ses affaires sous ces trombes d’eau : il n’u pas deparapluie qui tienne et on est rincé dans les tramways et les taxis. Parfois,il n’y a qu’une solution possible : s’immobiliser des heures entières dansun bureau. Je rentre trempé et il faut que je me change de pied en cap pouraller, avec Gloria, dîner à Santa Thereza chez les gentils Bouisson. Mais, parle temps qu’il fait, combien il ferait meilleur de rester chez soi !

Dimanche 9 Novembre

Il est vraimentreposant de passer une soirée dans l’intimité très simple mais très cordialedes Bouisson. Avec leurs cinq tout jeunes enfants ils ne peuvent guère êtremondains et se tiennent assez à l’écart de la société dans laquelle je doisévoluer. Aux deux pôles opposés de cette société, je placerai les Thyss et lesBouisson : les premiers qui, de plus en plus, jouent encore plusvisiblement qu’au théâtre, les parvenus et les nouveaux riches et les seconds,sans le moindre snobisme, sans la moindre pose, simple mais sans aucunetimidité, affectueux et toujours prêts à rendre service. En plus de Gloria etmoi, il y avait les Buchalet et ceux-ci, je ne sais pourquoi, ont l’air detenir un peu Gloria à l’écart. Mon camarade s’en est aperçu et, avec soncaractère ombrageux, il s’exagère les choses, se monte contre les Buchalet etélargit le fossé. Il faut que je rafistole tout cela (si toutefois il y avraiment besoin de rafistolage) sinon je serai encore pris prochainement entrele marteau et l’enclume.

Lundi 10 Novembre

Il est vraimentagréable maintenant de pouvoir pénétrer d’une façon relativement facile au cœurde la forêt au fond du jardin de l’hôtel. D’ailleurs, avec Gloria, nous sommesles seuls qui en profitions : la forêt est aussi vierge, aussimystérieuse, aussi déserte que jadis.

Personne necomprend cet avantage : n’avoir qu’un pas à faire et être d’un seul coup àplusieurs centaines de kilomètres de Rio, loin de tout bruit de lacivilisation. L’hôtel Tijuca peut avoir ses inconvénients, jamais pourtant iln’aura son pareil : c’est la trappe entre le monde civilisé et la naturesauvage ; devant sa façade, c’est Rio, ses lumières, ses tramwaysélectriques, ses cinémas, ses dancings ; derrière, c’est la forêtmillénaire, le torrent sauvage, le chatoiement des papillons dans l’ombreclaire des palmes, le vrombissement des oiseaux-mouches, le chant clair descrapauds à la chute du jour.

Hier dimanche, àla fin de l’après-midi, nous avons hésité un moment entre le devant et lederrière de la façade ; et c’est derrière la façade que nous avons porténos pas, pendant deux heures.

Cet après-midi,départ du colonel de Seguin pour l’Europe, départ définitif. C’est un excellentcamarade qui nous quitte ; et avec la disparition de ce type original, augrand nez aquilin, aux yeux hors de tête, aviateur qui semble oiseau de proie,c’est encore un élément notable du vieux tableau qui s’efface. Je vais aller àbord lui donner « l’abraso » d’adieu.

Mardi 11 Novembre

Saint-Martin,anniversaire de Franz, anniversaire de l’armistice. Mélange de souvenirs et devisions disparates : angoisse, appréhension, joie et dilatation du cœur,notre fils sur le bras de sa grand’mère (et j’en distingue mieux les traitsd’alors que les traits actuels) ; et puis aussi un tintement de cloches,chose minuscule, à peine perceptible, pour faire taire le canon, pour jeter lapaix sur un million et demi d’hommes de France que la mort n’avait pas séparésde leurs camarades vivants et pour en faire, à partir de cet instant, vraimentdes morts.

J’ai prié àl’église pour Franz et pour sa maman et aussi pour sa grand’mère. A 5 h, tout àl’heure, une plaque de bronze à la mémoire des poilus morts, et ce soir il y aréunion pour la joie des poilus vivants. Quoiqu’en deuil, je ne crois pas devoirrester à l’écart des camarades pendant cette soirée.

Quelle terriblechose, une femme qui s’ennuie sans trêve ! C’est le cas de madameJasseron, désoeuvrée, sans enfants, n’ayant même pas d’intérieur puisqu’ellehabite à l’hôtel, ayant une nostalgie de France qui l’empêche de ne goûteraucun charme du Brésil. Le commandant Jasseron est pris par son servicejournalier, et de plus on le dit très jaloux et fort partisan que sa femme jouele rôle de Pénélope. Rien que d’être allée hier au départ de De Seguin avaitravivé son cafard et elle pleurait presque en quittant le bateau. Elle était sipitoyable, si abandonnée que je l’ai emmenée au cinéma, puis l’ai conduiteprendre le thé à  « O Capital »un magasin dans le genre des Trois Quartiers qui a installé un thé dansant auxétages supérieurs.

Mercredi 12 Novembre

J’apprends parhasard que le fameux dîner Thyss a lieu demain soir. J’aurai pu, il me semble,en être avisé directement ; je suis mécontent de ce manque d’égards et, sice n’était pour Saint-Chamond, je n’irais pas. Et puis, je veux éviter qu’à sonprochain voyage en France, Thyss ne m’allonge quelque coup de patte au su de maCompagnie.

Les affairesdonnent l’impression d’être en ce moment plus inertes que je ne les ai jamaisconnues ici. Est-ce l’approche du 15 Novembre, anniversaire de la proclamationde la République, date que semble désireux de franchir le présent Gouvernementet qui l’hypnotise complètement ? Mais ces jours ci j’ai l’impressiond’une indifférence absolue pour nous, indifférence qu’on ne dissimule même pas.

Or, il fautqu’avant le mois de Juin il y ait une solution définitive dans un sens ou dansl’autre, car je suis bien résolu à passer les grandes vacances en France. Ettout de même ce serait désolant d’avoir passé cinq ans comme je les auraipassés pour n’arriver à aucun résultat.

Tendresse à toi,mon petit Manon et affections aux enfants. Ri.

Jeudi 13 Novembre

A quelquesoptimistes enragés qui persistent à soutenir que la révolution, l’état desiège, les surveillances policières sont des mythes, je pourrais montrerl’enveloppe que je viens de recevoir, refermée avec la bande portantl’inscription « Aberta pela censura » (ouverte par la censure). Lesecret des correspondances privées n’est donc plus assuré. C’était une lettrede Buenos Aires, dans laquelle Mr Georget m’informe qu’il n’y a pas à espérerplacer d’auto-mitrailleuses en Argentine ; ses propositions ont reçu unefin de non recevoir. Pour la première fois, qu’il s’agisse de canons pourSaint-Chamond ou d’auto-mitrailleuses pour De Dion, voici au moins une réponsecatégorique ; j’aime mieux cela. Mais heureusement que pour nous assurerle pain quotidien nous n’avons pas à compter sur mes commissions. De Saô Paulo,j’avais rapporté les plus belles promesses auxquelles je m’étais encore laisséprendre ; je croyais certainement qu’une commande d’auto-mitrailleuses,petite il est vrai (cinq) nous serait incessamment passée ; mais c’étaittoujours 25 000 francs pour moi. Voilà bien plus d’un mois que je suis deretour… et le silence est impressionnant.

Vendredi 14 Novembre

Le fameux dînerdestiné à faire applaudir le ruban rouge de Thyss, remis déjà deux fois, aenfin eut lieu hier soir au Jockey Club. Un pareil banquet, de soixante hommes,est toujours une corvée, surtout quand il faut venir en habit et petitssouliers sous une pluie diluvienne. Le menu, pour 50 milreis par personne (plusde 100 F) était tout à fait médiocre. Le seul plat de choix fut le discours denotre ambassadeur, spirituel à son habitude.

Je reviens d’unevisite aux Beziers-Lafosse à l’hôtel Bello Horizonte ; J’étais déjà trèsen retard pour aller prendre des nouvelles du colonel, immobilisé sur son litpar une rupture du tendon d’Achille. Gens un peu d’un autre âge, LesBeziers-Lafosse : ils évoquent des hobereaux de province qui seraientrestés enfermés dans quelque manoir écarté depuis les beaux jours de Louis XVIet Marie-Antoinette, et que le temps aurait laissés intacts depuis lors (carils sont encore jeunes). Je trouve assez fin et délicat cet archaïsme quis’émane de ce capitaine aux Gardes Françaises, à peine grisonnant, habillé encostume de notre époque et de sa femme qui doit faire très gracieusement, enjupe à paniers, sa révérence à la Reine.

Samedi 15 Novembre

Aujourd’hui, férié : anniversaire de la proclamation de la République. Mon Amie chérie, il y a exactement deux ans que le nouveau Gouvernement est au pouvoir et que mon rôle consiste à empêcher la ratification du contrat Creusot. Je n’ai eu aucun résultat positif, je n’ai fait que maintenir les questions en suspens : cela n’a l’air de rien, mais cela fut très dur. Maintenant, il faut que le Brésil prenne une décision et, puisque le Ministre reste muet, c’est au Président même que je m’adresse.

Tous ces temps ci, me voici assez occupé par l’organisation de cette tactique nouvelle. Le bruit a couru ici, il y a quelques jours, que Collin s’était séparé du Creusot, Mr Schneider estimant qu’il n’avait pas su tirer parti d’une situation avantageuse. Racontars, je pense. Si cela était, j’en serais navré car je n’ai jamais voulu nuire aux personnages du Creusot. Mais une pareille injustice contre Collin m’étonnerait de la part de Mr Schneider ; ce sont des ennemis personnels de mon camarade qui propagent cette nouvelle.

Nous avons un temps étrange pour la saison : pluie presque continuelle et froid malgré que nous ne soyons pas éloignés de l’époque où le soleil sera au zénith. Est-ce le commencement de cette période glacière qu’un savant suédois vient de pronostiquer pour mille ans ?

Dimanche 16 Novembre

Tout à l’heure, la grande barbe : visite aux Quirin. Je suis rare aux quinzaines de madame Quirin, mais, de temps à autre, il faut bien que je m’assigne cette corvée. Rencontrant le général récemment, il m’a dit : « Vous devenez complètement invisible ». J’ai compris que l’heure était venue que mon orbite repasse dans leur atmosphère. Les Quirin sont de braves et excellentes gens ; mais mon Dieu ! qu’on se rase chez eux ! On est fixé sur les charmes de la réception dès l’entrée, en voyant nettement côté des hommes et côté des femmes.

Buchalet ne pouvant y accompagner sa femme aujourd’hui, je dois passer la prendre pour lui servir de cavalier : ce sera le seul côté agréable de ma visite.

Hier soir, les Jasseron m’avaient très gentiment invité à dîner, avec Gloria, pour faire plus ample connaissance avec les deux nouveaux ménages de la mission : colonel Jeannaud et commandant Augier de Moussac. Je n’étais pas fâché de revoir Jasseron, Gloria qui voit toujours les choses à travers un verre grossissant, m’ayant raconté que, d’un caractère jaloux, il avait tiqué que j’ai gardé sa femme toute une après-midi, l’autre jour, au cinéma et au thé dansant. Je me suis bien rendu compte, hier soir, que tout cela c’est des histoires à Gloria.

Quant aux deux nouveaux ménages voici : Jeannaud, aviateur, joli garçon, réservé, manières un peu efféminées ; sa femme, loquace, faisant des cuirs, pas froid aux yeux ; ménage sans enfants.

Les de Moussac, tous deux minces, blonds, translucides ; très purs : au monde il n’y a que la cavalerie, dans la cavalerie il y a les gens titrés et dans les gens titrés il y a de Moussac. Madame de Moussac est désolée : elle ne porte que du linge de soie et ne trouve personne pour le lui laver convenablement. « Ma chère petite, lui répond Madame Jeannaud, lavez le vous-même dans votre cuvette ». « Mais je m’abîmerais les mains » réplique Madame de Moussac, en allongeant ses longs doigts aristocratiques. Et en moi chantaient les vers de Samain : 

« Princesse de sang bleu, dont l’âme d’apparat,

 Des siècles, au plus pur des castes macéra »

Il y a donc encore de ces précieux bibelots du temps passé, que la guerre n’a pas secoués sur leur tablette d’étagère ! C’est une trouvaille inattendue et fort intéressante et si je n’avais cru que cela soit impertinent j’aurais mis mon monocle à l’œil pour me pencher sur cette petite de Moussac et l’examiner de près comme un vieux Saxe ou un dossier de Fragonard… et lui demander le prix. Elle est désillusionnée (déjà !) sur le Brésil et m’a avoué qu’elle a passé plus d’une heure à pleurer. Assurément, les de Moussac s’adapteront… mais voilà : ils ont eu des mots malheureux qui ne leur seront pas pardonnés et qui courent déjà : « Dans la mission, il n’y a vraiment que madame X qui soit fréquentable ».

Lundi 17 Novembre

Ta 29e lettre m’apporte aujourd’hui le reflet de ta tristesse. Mon cher petit Manon, ce n’est pas parce que la vie autour de moi continue son cours et que, comme précédemment, je t’en marque chaque jour quelque jalon, que je ne me représente pas ta peine et tes soucis, et que je n’en prends pas ma très large part. Le terrible, c’est qu’un accord parfait pour le règlement des questions matérielles ne se soit pas fait entre vous tous, frères et sœurs. S’il y avait des injustices dans le testament de ta mère, un peu de bonne volonté, de bon cœur et de bon sens, eût suffi à les réparer, tout en respectant les volontés de ta pauvre maman dans leur esprit général. Ma pensée, qui vole vite vers toi, peut te soutenir et te réconforter mais des conseils précis ne sauraient arriver à temps. D’ailleurs, si j’étais près de toi en ce moment, serait-ce bon que j’élève la vois ! Je recevrais peut-être plus d’une injure et je pourrais être taxé de jouer un rôle de vautour. Mais il n’y a pas loin de toi quelqu’un qui, tout en restant dans la coulisse et sans paraître dans la mêlée, peut t’être d’un très sûr conseil : c’est Albert. Je vais lui écrire en ce sens, mais n’hésite pas à lui exposer franchement tes ennuis et à solliciter ses avis. Je m’en remets à lui.

Je commençais à être un peu sevré des nouvelles de vous tous. Tu es gentille de m’en donner au milieu des occupations dans lesquelles tu vis en ce moment.

A tous, chacun dans sa tâche, bon courage et belle vaillance !

Mardi 18 Novembre

Tu as lu la lettre de Juge. Comme il est resté jeune de caractère ! En le lisant, j’ai eu la vision nette de lui et de moi, revenant du collège côte à côte, inséparablement… comme si trente ans ne s’étaient pas écoulés depuis ! Sa vie errante l’a mis, comme moi, en marge du monde ; et notre temps n’étant pas rythmé par les mêmes battements que pour les sédentaires, nous vivons dans l’anachronisme : l’univers a pour nous une figure différente. Après tant d’années de séparation il serait peut-être décevant, pour Juge et pour moi, de nous revoir à Paris, même au carrefour de la rue de Rennes : c’est en quelque carrefour des grandes routes du monde qu’il serait bien que nous nous rencontrions ; nous nous y verrions dans la vérité de ce que nous sommes et n’aurions ni surprise ni désillusion.

Mercredi 19 Novembre

Tout le monde ne partage pas mon avis sur le climat de Rio : les nouveaux arrivés sont déjà éprouvés par l’été, tandis que j’en suis encore à sentir le froid de la nuit sous une couverture de laine. Mr Laval-Tudor, administrateur de Sogeco, dont je t’ai parlé, est très souffrant : violente dysenterie hémorragique ; aussitôt remis sur pied, il n’aura pas à traîner dans ces pays. Le plus tôt possible il faudra qu’il gagne les rives plus clémentes, mais moins belles, de l’Argentine. Qu’aura fait ce grand chef ici ? Je crains qu’il n’ait démoli sans arriver à rebâtir. Il rêvait trop de perfection. Mais « ce ne sont pas mes oignons » comme dit Gloria.

Le général Gamelin quitte définitivement le Brésil au début de Décembre. Hier, premier son du glas : réunion des gens en vue de la colonie française pour décider d’un banquet d’adieux à offrir au général… et j’avais été convoqué parmi ces notabilités : je vieillis donc ?

Vendredi 21 Novembre

Hier, pas une minute à te consacrer, du moins par la plume, car je n’ai pas besoin d’être devant un feuillet de papier pour penser à toi.

Ton numéro 30 m’est remis aujourd’hui. Quelle triste nouvelle, dès les premières lignes ! Jacques Dupuis est mort. Il a échappé aux risques de la guerre pour s’éteindre, tout jeune, sur un lit. Quoique connaissant beaucoup moins que toi ce grand garçon sympathique et gai, cela a été un coup dur d’apprendre que ne je le verrai plus. J’ignore l’adresse de sa mère et d’ailleurs aurai bien peu le loisir de lui écrire en ce moment. Toi, ma chérie, veux-tu dire à cette pauvre femme ma grande pitié et mon vrai chagrin.

Manon, il ne faut pas trop te tenir à l’écart des Albert dans ces fêtes intimes des fiançailles de Jean : tu les peinerais. Et puis, tu me représentes, et moi, l’aîné, je suis le chef du clan. Je suis le premier à savoir maintenant que la vie mondaine est lourde à porter : mais cela entre dans tes fonctions comme dans les miennes. Et pour ne pas perdre l’habitude d’évoluer avec aisance dans le monde, il faut se tenir en haleine.

Samedi 22 Novembre

Je suis effrayé, mon Amie chérie, des proportions que semble devoir atteindre le règlement de la succession de ta mère. Quatre notaires ! c’est de la folie furieuse. Pourquoi ai-je besoin d’être représenté ? En cette affaire, je ne suis que prince consort, sans droit d’appel ni de discussion. On me fait l’honneur d’un député au Parlement, maître Champetier de Ribes : la fierté que j’en pourrais concevoir devra se monnayer.

Vous allez vendre les maisons ! Mais alors, où mettrez-vous tous les souvenirs et objets qui seront dignes d’être conservés ? Il faudra les vendre aussi. Et sans faire de sentimentalisme outré et hors de raison, c’est abolir tout le passé, oublier que votre père lui-même s’est complu au milieu de plusieurs de ces belles choses. Ah ! évidemment, il n’y aura pas à se fatiguer les méninges pour partager équitablement tout cela transformé en argent. Mais, par le temps qui court, qu’est-ce que vous en ferez de cet argent ? Comment le placerez-vous sûrement ? Folie pure, cette opération : actuellement, il n’y a que la propriété qui augmente de valeur.

Pour ce qui est de nous, Manon, avant de renoncer à reprendre la maison du 166 (bien qu’elle sera certainement estimée beaucoup plus que ne pensait ta mère) il faut réfléchir au capital que représentera le loyer que nous aurons à payer. Eh bien ! voici un exemple : rue de la Bienfaisance, au 2e étage, appartement comprenant trois chambres, un salon, un boudoir, sans chauffage central : 17 000 francs. C’était une occasion exceptionnelle que Gloria a trouvée, il y a deux ou trois ans, pour sa mère. Mais il a fallu faire 35 000 francs de travaux pour nettoyer les peintures et renouveler la tenture ; plus 10 000 francs pour établir un chauffage à eau chaude d’appartement. Ni les impôts, ni les gratifications au concierge ne sont comptées. Tout cela forme la rente d’un joli capital déjà… peut-être la valeur du 166. Or, n’est-ce pas, tu n’envisages pas que nous allions nous loger dans une maison ouvrière.

Je serais donc heureux que tu prennes conseil d’Albert. Mais il est évident qu’il faut de l’argent pour racheter et j’ignore totalement la valeur du portefeuille de ta mère, seule ressource d’argent liquide. En tous cas, s’il y a des ventes, faites bien attention à ne pas vous laisser duper par quelque père Le Doyen.

Dimanche 23 Novembre

Pluie désespérante. Rien d’autre à faire que des visites : autant faire un seul bloc de tous les ennuis. Alors, avec Gloria, nous avons fait une tournée chez des ménages dont tu ne m’as peut-être jamais entendu prononcer le nom, comme le commandant Prévost, l’ingénieur Pépin-Lehalleur du Service des Poudres. En fin de compte, nous avons heurté l’huis des Buchalet, dans l’espoir qu’ils nous garderaient sans façon à dîner. Ils étaient absents, montés à Thérézapolis avec les Corbé, pour voir si quelque maison là haut leur conviendrait pour fuir de Rio les chaleurs de l’été. Ce qu’ils doivent barboter ! Je la connais la pluie à Thérézapolis.

Lundi 24 Novembre

Madame de Dalmassy vient d’avoir, à Alger, un bébé, un garçon, Jean, plus jeune de dix ans que sa plus jeune sœur. Dalmassy qui s’était sans doute résigné à voir le nom de sa branche s’éteindre, doit être un heureux père.

Il y a pour moi en ce moment, une recrudescence d’occupations. Malheureusement, c’est moi qui l’ai provoquée et non pas les Brésiliens : si les rôles étaient renversés, ce serait de meilleur augure.

Je tente une nouvelle charge : un général brésilien, Potyguara, va en France, aux frais de son Gouvernement, pour se faire mettre un bras articulé (ayant perdu le sien pendant la révolution). J’ai imaginé que le Président devrait, en même temps, le charger de mission auprès de Saint-Chamond pour établir un rapport officiel sur notre nouveau canon. Rien de plus simple et qui ne coûtera pas au Brésil un sou de plus. Eh bien ! le Président est dur à déclancher, malgré que je fasse peser sur lui ses amis les plus intimes. Au fond, il est fou de vouloir déplacer le Pain de Sucre : c’est un peu à cela que nous nous acharnons depuis cinq ans bientôt.

Affections aux enfants et qu’ils ne se découragent pas si leurs études sont pénibles. A toi, ma Manon, tendresses et baisers de Ri.

Mardi 25 Novembre

Anniversaire de Pierre aujourd’hui ; puisse cette nouvelle année être bonne pour lui. Je ne sais pourquoi, je suis sans cesse préoccupé de lui tous ces temps ci : j’ai peur, sans raison certainement, qu’il ne mette son cerveau à la torture pour ses études parce qu’il n’aura pas compris la façon dont il faut s’assimiler les mathématiques. Je me le représente, la tête dans ses mains, les yeux sur son cahier, s’efforçant de faire entrer dans sa mémoire des phrases de grimoire de la même manière qu’il y ferait entrer une suite de faits d’histoire. Il pourrait passer mille ans comme cela et les mathématiques ne lui apparaîtraient que comme une vérité de tourbillons nébuleux, incohérents, sans rapports entre eux, sans raison d’être.

Je sais que « réfléchir » n’est pas si commode que cela, réfléchir, c’est se faire une image représentative des phrases qu’on entend, qu’on lit ou qu’on prononce. Sur ce film qui se déroule ainsi, on remarque facilement ou l’impeccable logique ou au contraire les contradictions et les absurdités. Cela paraît simple ; pourtant combien peu de gens sont capable de cet effort ! Mon amie chérie, je n’ai pas la prétention de me poser devant toi en pédagogue raseur ; je t’écris cela pour que tu appelles l’attention des enfants dessus et que tu leur cites le trait suivant : Il y a peu de temps, dans une réunion, quelqu’un a posé le problème bien simple suivant, que je fus seul à résoudre :

« J’ai 6 mètres d’étoffe ; il faut que chaque jour j’en coupe un morceau de 2 mètres. Pour cela j’emprunte des ciseaux à un ami qui me prie de les lui rendre sans tarder dès que je n’en aurai plus besoin. Combien de jours garderai-je ces ciseaux ? » Deux colonels, un commandant, un banquier ont aussitôt répondu : « trois jours ! » Parce que j’ai réfléchi, c’est-à-dire parce que je me suis représenté ce que l’on demandait de faire, j’ai répondu : « deux jours » ce qui est la solution exacte.

Pose ce problème aux enfants et rends-toi compte s’ils savent réfléchir.

Mercredi 26 Novembre

Hier, en ville, je sortais d’une église où j’étais entré faire une prière pour notre Pierrot, quand je suis tombé sur un appariement bizarre : arrêtés au bord du trottoir, le Père Bacelli discutait avec Nicolettis, ingénieur des Poudres, apôtre de l’athéisme, prosélyte de pernicieuse sociologie et sectaire passionné. J’ai de l’antipathie pour Nicolettis mais j’aime beaucoup le Père Bacelli ; je me suis donc approché en criant : « La voilà bien, l’entente cordiale ! » Hélas ! quelques minutes de conversation m’ont éclairé sur le contraire. Le Père n’éveille pas du tout l’idée d’un de ces braves curés, gémissant sur l’anticléricalisme, prêts simplement à tendre la joue gauche quand on a souffleté leur joue droite, se laissant mettre à la porte de chez eux à coups de bottes avec une protestation platonique, et réconfortés par les lamentations des vieilles dévotes. C’est un vaillant lutteur dans l’ordre matériel et un beau jouteur dans l’ordre intellectuel ; il n’a pas froid aux yeux, n’est jamais embarrassé dans la discussion et ne rougit pas devant le mot cru ; missionnaire en temps de paix, et soldat en temps de guerre ; beaucoup d’érudition, culture générale très étendue, intelligence aussi alerte que le corps ; pas du tout décidé à se laisser taper dessus sans riposter. Devant lui, Nicollettis semblait baver ; au moins a-t-il eu la franchise de montrer très nettement le but poursuivi par nos anti-cléricaux de France.

Il se dit ami personnel de Herriot, mais trouve qu’il y met trop de formes. « L’Eglise catholique nous a trop fortement étranglés pendant longtemps, dit-il. Nous avons le pouvoir à l’heure actuelle, sans savoir pour combien de temps : il faut donc aller vite pour étrangler à notre tour. Cette conversation me prouve que nous nous heurterons à des gens plus dangereux que nous ne pensions, parce qu’ils sont plus intelligents et plus résolus. Il faut qu’Herriot ne s’y trompe pas et qu’il ne perde pas de temps pour détruire la Congrégation ».

Et, comme je lui demandais ce qu’il entendait par « La Congrégation » il me répondit : « Ce sont les moines, les curés, ceux qui les soutiennent, vous ». Et ses yeux étaient haineux. On éprouve un sentiment de pitié profonde quand on entend un garçon intelligent, sorti de Polytechnique dans les premiers numéros, raisonner et parler comme un « politicaillon » d’un Café du Commerce d’une province quelconque, avec les mêmes termes : « La Congrégation, l’obscurantisme etc… ».

Mieux que par toutes les mielleuses lettres d’Herriot aux évêques, par cette conversation sur un bord de trottoir, à Rio, nous sommes éclairés.

Jeudi 27 Novembre

Je lisais à ma table, hier soir, après le dîner « Le maître du navire », pages un peu étranges de Louis Chadourne, évoquant le mystérieux Pacifique. Et soudain, deux étranges pattes brunes, de 6 cm de long, apparurent sur le rebord supérieur du livre ouvert ; elles appartenaient à un corps gros comme mon pouce, muni de six autres pattes pareilles aux deux premières ; et sur ce corps marron des points blancs semés paraissaient dessiner une tête de mord. Monstrueuse et terrible araignée, de ces espèces dont la morsure est redoutable. Je dégainai aussitôt le poignard que j’ai toujours sur ma table ; mais au moment où la pointe allait s’enfoncer dans le corps, la bête fit un bond prodigieux vers ma poitrine. Malgré le ressort énergique de ses longues pattes, son élan fut trop faible et elle retomba sans m’avoir atteint, puis alla se réfugier dans un coin de la chambre. Je débouchai alors mon flacon d’alcali pour l’en asperger mais je la manquai et elle alla se nicher sous un meuble d’où il me fut impossible de la déloger. J’ai donc dû passer la nuit avec cet ennemi dans mon ombre. Je n’ai eu que la ressource d’envelopper mon lit d’un épais nuage de cette fumée à arôme bizarre que dégage la combustion de pastilles contre les moustiques… sans savoir d’ailleurs si elle est aussi déplaisante aux araignées. Et, en fin de compte, j’ai fort mal dormi.

Vendredi 28 Novembre

Une grande lettre du cher Albert. Il voulait être le premier à m’annoncer les fiançailles de Jean. Il semble très emballé et a un ton jovial et gosse qui ne contribue pas à me donner la sensation que notre heure est venue d’abdiquer et qu’il faut nous préparer à être des grands-pères.

Notre génération, vois-tu Manon, n’est plus du tout celle des demandes solennelles en mariage, en redingote et gants blancs. Albert me dit qu’il compte absolument que j’assisterai au mariage « parce que je suis le représentant de papa » ; c’est la même considération que celle que je t’exposais l’autre jour : je crois donc avoir eu raison de te demander de ne pas te tenir écartée des fêtes de fiançailles.

Albert me dit aussi un mot de tes soucis relatifs à l’arrangement de vos affaires de famille. Il me conseille d’écrire à Manu pour le rappeler à la raison ; je ne ferai certainement pas cela sans ton avis exprès. Mais cela me confirme que tu peux prendre sans crainte les conseils d’Albert.

Monsieur Laval-Tudor, mal retapé, part demain matin pour B. Aires. Il m’avait demandé de déjeuner aujourd’hui au Jockey avec lui ; je l’ai trouvé en bien piteux état. Le troisième convive était un avocat brésilien (fils d’un juif autrichien), Mr Moses, qui me paraît avoir capté sa confiance : étrange petit type qui ne me dit rien qui vaille. Je ne sais si Sogeco fera jamais de brillantes affaires au Brésil : trop de gens l’ont en affection… intéressée.

Samedi 29 Novembre

Gloria m’a dit avoir reçu une lettre de toi aujourd’hui. Je t’en remercie, mon Amie chérie, car cet original garçon se froisse aisément. Et moi, j’ai ton numéro 31. Allons, petite Manon, il faut te secouer, ne pas trop voir toute chose sous un point de vue pessimiste, espérer que tes affaires s’arrangeront mieux que tu ne le prévois. Dis-toi que tu es encore jeune, que la vie vaut la peine d’être vécue, qu’un seul beau jour en compense souvent une multitude de mauvais car le bonheur jette beaucoup plus de clarté que le malheur ne projette d’ombre. Tâche surtout de bien dormir.

Il se trouve que j’ai déjà, par avance, répondu aux demandes contenues dans ta lettre : prends les conseils d’Albert. Tâche aussi de conserver ta maison, quitte à la payer en empruntant sur hypothèque offerte sur la maison même : cela reviendrait à payer un loyer annuel au prêteur au lieu de le payer à un propriétaire quelconque. Demande à Albert son avis sur cette opération. Quant aux objets, d’art ou non, vous pourriez peut-être ne pas tout conserver : il doit y en avoir trop, et beaucoup ne sont sans doute d’aucun souvenir précieux pour vous. Mais ce qui est terrible, c’est cette sensation qui se dégage de tes pages que tu es entourée d’âpres chercheurs d’or qui viennent de découvrir une mine et ont hâte de la transformer en le plus d’argent possible. Les aventuriers qui ont risqué la faim, la soif, la vie, pour trouver une mine ont de la grandeur au moins.

Il est pénible de voir qu’on cherche à n’oublier aucun moyen de grossir la caisse : on a pensé à nos loyers, fictifs… ce qui est susceptible, au surplus, de me causer des ennuis avec le fisc. Comme je te l’avais conseillé depuis longtemps, as-tu fait établir par ta mère des quittances de loyer en règle ? Il est certain qu’on est en droit de nous faire payer depuis la dernière que tu pourras présenter.

Que de chicanes ! ma pauvre chérie. Il est certain que, pour sauvegarder tes droits, pour ne pas te laisser gruger, pour montrer de la fermeté, pour prendre des décisions réfléchies, il faut que tu sois en possession de tous tes moyens et que les autres sentent devant eux une énergie calme et pas une chiffe énervée. Voilà aussi pourquoi il est nécessaire que tu te remontes.

Dimanche 30 Novembre

Les nouvelles que tu m’envoies de la génération qui monte me laissent assez soucieux, mon Amie chérie. A part Franz et Pierre, c’est actuellement un peu de la graine d’anarchistes tout cela. Et aucune prescience de la vie, pour des gens qui vivront dans des temps peut-être pas très ouatés.

Pour Pierre, ce ne sont pas les brimades du 23 Novembre qui m’inquiètent beaucoup. Entre gens de cœur, la brimade ne comporte pas de méchanceté et, si dure soit-elle corporellement, elle ne blesse pas les sentiments. Ce sont de bonnes traditions qui scellent de fortes camaraderies. La brimade à Sainte-Geneviève ne me donne aucune appréhension. Ce qui me tourmente, par exemple, c’est le peu de résultats que notre second retire d’un travail pénible et considérable : car je suis certain qu’il travaille de toutes ses forces. Mais j’ai idée qu’il travaille mal, c’est-à-dire à la manière d’un bon petit élève de 10 ans, bien studieux, qui se fourre en tête, par beaucoup d’application, b – a, ba, et fait une page de bâtons, bien proprement, uniquement parce qu’il est obéissant et scrupuleux dans sa tâche. Oui, pourvu qu’il voit la fente par où lui parviendra la lumière et qu’il ne se décourage pas avant.

Tu me réclames mes impressions de randonnée avec Hadamard. Mon voyage à Saô Paulo, tout de suite après, puis notre deuil qui a détourné mes idées de ces souvenirs sont cause que je ne t’ai fait aucun récit de cette belle course. Dès que je serai un peu moins bousculé je m’y mettrai. Faites-moi crédit.

Mardi 16 Décembre

J’ai décidé d’avoir, pour le Réveillon de Noël : les Buchalet, les Corbé, les Jasseron, les Guédeney, Lelong et Gloria. J’ai été retenir une table au Sacino de Copacabana, auparavant, vers 8 h, nous dînerons légèrement dans ce délicieux petit restaurant du Lido, où il fait bon au bord de l’Océan par les nuits chaudes. Sais-tu, mon Amie chérie, ce que j’ai pu calculer ce que cela allait me coûter, approximativement ? Un conto deux cents milreis (soit environ 2 500 francs !) La seule bouteille de Champagne, au Copacabana, est facturée 70 milreis, soit 150 francs !

Ma prochaine note sera corsée… car, pour que le représentant de Saint-Chamond fasse honorable figure, Henri Morize n’a aucune raison de vivre ensuite deux ou trois mois comme un pauvre honteux et misérable. Et remarque que je n’aurai là qu’une première fournée : d’autres devront suivre.

Mr Laurent, qui ignore ce que c’est que recevoir, serait estomaqué de ces prix sud-américains ; j’en suis moi-même un peu estomaqué après en être resté à l’écart quelques semaines.

Puisque nous parlons de prix, Manon chérie, je te rappelle que tu seras gentille de me dire le plus tôt possible ce que je te dois pour les peaux d’onces. Le change est très variable et le prix de 1 qui est pour toi tout fait comme celui des petits pâtés, sera pour Gloria et moi, suivant l’époque, 0,50 ou 0,75… ou peut-être plus encore. En ce moment, par exemple, nous achèterions 1 franc pour ½ milreis seulement.

Mercredi 17 Décembre

L’humeur lunatique de mon bon camarade Gloria me met parfois à la torture. Je soupçonne que ses bizarreries sont dues à un fond de jalousie. Dès qu’il a su que j’invitais quelques amis pour le Réveillon de Noël, il s’est empressé d’inviter les mêmes pour demain soir à l’hôtel Tijuca, me l’annonce ce matin et me prévient qu’il a fait les invitations en notre nom à tous deux et que nous partagerons les frais de cette réception.

Mais il n’invite pas les Buchalet, qu’il a pris en aversion ces temps derniers et envers lesquels il est d’une langue acide quand il en parle dans le monde. Je suis très gêné, car précisément, il y a quelque temps, les Buchalet nous avaient manifesté le plaisir qu’ils auraient à venir passer un soir d’été sous les bambous ; or, ici, j’invite au même titre que Gloria et je partage donc la crasse qu’il fait à mes plus vieux amis.

J’ai protesté, mais, avec son intransigeance brutale, il m’a répondu : « Je n’ai pas les mêmes raisons que vous d’avoir des amabilités pour madame Buchalet : ce n’est pas ma bonne amie, à moi. Invitez-là si vous y tenez ; mais je m’en irai et vous recevrez tout seul ».

Eh bien ! les Buchalet, qui naturellement savent déjà que demain soir ils seront tenus à l’écart, ne m’en veulent pas. Aujourd’hui, ils m’ont eu à déjeuner, en toute intimité, après quoi Buchalet m’a demandé de faire passer un examen de mathématiques au jeune Albert pour savoir quelles sont ses aptitudes dans le genre. Quel bizarre milieu que le monde colonial !

Jeudi 18 Décembre

Il fait beau heureusement ! Nos invités doivent arriver à 4 heures, pour se promener dans les nouveaux sentiers de notre forêt, avant de dîner près de la pièce d’eau. Matinée occupée par les affaires, et maintenant il faut s’assurer que le père Dupont a bien compris nos instructions. Donc peu de temps pour écrire.

Gloria est comme un porc-épic ; il maugrée de recevoir. « Que dirait ma famille gémissait-il tout à l’heure, si elle voyait quel monde je dois fréquenter ici ! » Voilà qui est affable et gentil pour les gens que nous attendons.

Vendredi 19 Décembre

Aimable soirée, hier. Mais mon Dieu ! que la plupart des gens sont devenus peu enthousiastes de la nature ; ils lui préfèrent la ville et ses artificiels plaisirs. Il me semble que c’est la marque d’esprits et de cœurs peu profonds. Madame Corbé et le ménage Guédeney avaient préféré aller prendre le thé dans l’étuve de Rio plutôt que de s’imprégner de l’âme puissante de la forêt, et ne sont arrivés qu’à 7 h ½. Seuls, Lelong vieux coureur des montagnes et des bois, Corbé et le ménage Jasseron sont arrivés à 4 h pour voir nos « sertoes » ; et encore, Jasseron n’était-il là que pour ne pas perdre de vue sa femme : ce chasseur alpin a fait piètre figure dans la picada.

La table, gentiment ornée de fleurs et de feuillages sauvages, était dressée au fond de l’allée de Bambous, éclairée par deux lampes électriques que le père Dupont avait nichées haut dans les arbres. Le chant de la cascade qui se déverse dans la pièce d’eau, accompagné du friselis des grandes feuilles de bananiers, dans l’ombre mystérieuse, valait tous les jazz-bands des meilleurs restaurants. Les lucioles faisaient vibrer des points de phosphore dans le noir… et ces dames voyaient les lucioles pour la première fois !

Pour être servi si loin de la maison, le menu était un peu spécial : consommé glacé et tartines d’anchois, poisson froid à la mayonnaise, aspic de poulardes et macédoine de légumes, coupes de fruits glacés avec petits gâteaux. Et les vins achetés sur l’Aurigny nous ont permis d’abreuver amplement tout ce monde, à bon compte. Tu peux voir tout cela en pensée, petite Manon, dont l’âme habite encore ce coin inchangé.

Samedi 20 Décembre

Un simple et triste carton m’arrive de toi : je m’en inquiète, ma Manon. Si ce n’était que la bousculade qui t’empêche d’écrire, ou même la flemme, je n’en aurais aucun tourment ; mais c’est parce que tu as l’âme chavirée. Ils n’ont donc pas de cœur, ceux qui t’entourent ! Marguerite, cela ne m’étonne pas : c’est le vomissement de l’humanité ; en voilà une qui en aura joué de sa maladie ! Mais tes frères ? Alors quoi, aucun sentiment de famille, et amies seulement jusqu’à la bourse : des gros sous qui tintent dans la poitrine, là où devrait battre le cœur. Ah ! si j’avais gagné de l’argent ici, je te le donnerais pour que tu la rachètes, ta maison, et je ne t’en demanderais aucun reçu ; et tu pourrais regarder les autres se donner vilainement des coups de crocs.

Qu’il ne soit plus question des héritages passés, ni des avantages de certains : c’est fait, c’est admis. Mais pour le présent, du moment que ta mère ne t’a pas déshéritée de la quantité légale dont elle eût pu le faire, ton droit est égal à celui des autres. Et sois bien sûre que, même en remuant ciel et terre, à moins qu’ils ne fassent modifier les lois existantes, ils n’auront pas plus que ce à quoi ils ont droit. Et même si, follement, pour avoir la paix, tu leur abandonnais ta part, cette renonciation ne se pourrait pas, serait sans valeur… à moins qu’ils ne tuent tes trois enfants d’abord et qu’ensuite je donne un consentement spécial à ta renonciation. Ainsi, non seulement on ne peut te dépouiller, mais de gré ou de force tu es obligée d’accepter toute ta part. Je ne comprends donc pas que tu te laisses impressionner par les âneries qu’on te débite. Seulement, il est certain que, sauf entente entre vous, vos parts ne vous reviendront pas sous telle forme qu’il vous plaira : une maison à l’un, des tableaux de prix à l’autre etc… Tout sera vendu par autorité de justice (ou du moins tout ce pour quoi vous n’aurez pu vous entendre) et le résultat de la vente, défalcation faite des legs, des droits et des honoraires, sera impartialement partagé en quatre. Et il n’y aura pas de criailleries qui tiennent : la loi passe avec majesté.

Evidemment, ma chérie, j’aurai gros cœur si tu ne gardes pas ta maison : tu y es bien, nous l’aimons tous deux, c’est le port d’attache des enfants. Matériellement et par sentiment, il serait doux de la conserver, même si je pouvais t’acheter un beau château pour te consoler de sa perte. Mais ta santé et ta tranquillité avant tout. Ne va pas te vieillir, tomber malade de corps et d’âme pour cela. Ne t’énerves pas, reprends ton courage basé sur la bonne logique et dors tranquille.

D’ailleurs, si on vend ta maison, il est probable que tu pourras exiger la vente du 164 et de la Grand rue ; assure-toi bien du fait et cette seule menace, posément faite avec le calme de quelqu’un sûr de son droit, fera hésiter les autres.

Je te renouvelle mon conseil : consulte un avoué sérieux, assure toi bien des armes dont tu peux disposer et endors toi en souriant sur ton petit arsenal ; les autres te feront l’effet de minuscules roquets qui hurlent devant le fort de Douaumont. Naturellement, tu ne montreras tes armes et tu ne t’en serviras que lorsqu’il le faudra… peut-être jamais, ce qui serait souhaitable. « Si vi pacem para bellum ».

Et, en étant prête à combattre avec toutes les chances de succès, toi, l’aînée, rendras peut-être grand service à tes frères et sœur : ils baisseront la tête devant ta force, ne se risqueront sans doute pas à la guerre et la paix renaîtra peut-être petit à petit dans ta famille. Sans chercher la guerre, il faut y être prêt, c’est la meilleure façon de l’éviter. Mauvaise politique que de cacher sa tête dans ses mains et d’encaisser des coups de pied au derrière.

Dimanche 21 Décembre

Un simple mot avant de dîner. Nous rentrons, Gloria et moi, éreintés, des bois sauvages du fond du jardin. Nous avions nos fusils, mais les singes que nous avons vus dans les branches défilaient avec trop de prestesse pour que nous ayons pu les tirer. D’ailleurs, je n’aime pas tirer les singes : ils ont une agonie presque humaine.

Lundi 22 décembre

Solstice d’été aujourd’hui : ne sursaute pas, c’est dans l’hémisphère austral que cela se passe… et grand Dieu ! qu’il fait chaud.

Hier, je te parlais des singes ; je t’en parlerai encore aujourd’hui : on parle, n’est-ce pas, des gens qui vous entourent. Mon petit Rubio s’apprivoise. En mon absence, il a sauté sur ma table, a déchiré mes papiers, a débouché mes encriers, a vidé mon flacon de colle, a feuilleté mes codes. Le mal aurait pu être bien plus grand. Il faut que je modifie la disposition de mes meubles pour mettre ma table hors de ses atteintes, et éviter un désastre. Je regrette ; il affectionnait se percher sur le rebord pour me regarder écrire : belle dame, il a lu plus d’une ligne que je vous ai tracée.

Pour bien des gens, il y a dans la journée l’heure sacrée du cocktail. Pour Rubio, il y a l’heure de la mousse de savon : il a une passion déplorable pour cette crème et, quand il me voit repasser mon rasoir, il abandonne la plus succulente banane, se démène comme un fou à bout de chaîne, saute vers moi et finalement se cramponne au bord de mon lavabo en poussant de petits cris. Je fais mousser le savon sur ma figure ; il saute sur mon épaule et se met en devoir de laper la mousse sur ma joue. L’autre matin, il s’en est donné mal au cœur : il avait des bâillements et des nausées ; cela ne l’empêche pas de recommencer. Je crois qu’il fera un très gentil singe de manchon, pour toi ou pour Cri-Cri.

Mardi 23 Décembre

Beaucoup à faire, et une grosse préoccupation. On donne comme à peu près certaine la démission du Ministre de la Guerre. Depuis deux ans que je travaille ce bonhomme, ce serait désolant que ce labeur soit à recommencer avec un autre. Après tout, cet autre serait peut-être plus expéditif !

Mercredi 24 Décembre

Plusieurs défections pour mon Réveillon de ce soir. Ce fut d’abord Lelong qui s’excuse : il part aujourd’hui pour une dizaine de jours à Thérézapolis. A ce propos, les gens de la nouvelle mission sont mesquins.

- « Pourquoi Lelong monte-t-il à Thérézapolis ? » me demande-t-on avec des airs de mystère. - « Hé ! parce qu’il est libre avant l’arrivée du nouveau général, parce que la saison est bonne pour s’absenter de Rio, parce qu’il veut respirer, se promener, chasser ».

- « un garçon ne quitte pas la ville, m’objecte-t-on ; c’est bon pour les familles qui ont des enfants. Que va-t-il faire là-haut ? Il doit emmener une poule avec lui ; il vous l’a dit, mais vous ne voulez pas le répéter, n’est ce pas ? ».

- « Je ne sais rien et puis ignorez-vous que la loi de la brousse prescrit de respecter les secrets de chacun ! »

Ainsi, voilà : si je quitte Rio pour Thérézapolis ou autres lieux, je sais que maintenant il y aura des sourires entendus et qu’on s’abordera en demandant : « Quelle poule Morize a-t-il emmenée avec lui ? » Cela ne me gênera d’ailleurs nullement.

Ce fut cette commère de Gloria qui montra le plus d’acharnement à percer ce soi-disant mystère. Or, hier, ne dit-il pas : « A moins que vous n’y teniez essentiellement, excusez-moi de ne pas être de vos convives demain soir. Je serai pris ailleurs ». Je sais fort bien, moi, qu’il va souper chez Lydie, sans avoir eu besoin de manquer de délicatesse en le lui faisant préciser. Mais ce soir, devant les curiosités allumées en guise de bougies d’arbre de Noël, j’objecterai encore la loi de la brousse. Mais qu’est-ce donc que tous ces gens appellent : camaraderie ?

Enfin, Corbé vient de me téléphoner qu’un coup de fièvre couche sa femme sur son lit. Cela, c’est vrai, je le sais. Eh ! bien, ayant dû téléphoner à madame Buchalet et le lui ayant appris, elle m’a dit aussitôt : « Ne croyez-vous pas que madame Corbé commence un enfant ? »

Ah ! le monde a l’esprit compliqué et une imagination vagabonde !

Jeudi 25 Décembre

Noël ! Oh ! pour moi, il n’est guère ici, dans cette chaleur écrasante. Il est dans mon souvenir du passé et dans mon imagination du présent. C’est là-bas, vers le nord que la fête est intime et douce, derrière les fenêtres closes qui font des intérieurs un univers différent de la rue, près des feux devant les cheminées où s’est déroulé le mystère traditionnel. J’en jouis en pensée, de la douce fête ; et l’affreux c’est que, dans la réalité, j’aurais peut-être quelque nostalgie de ces Noëls tropicaux plus semblables à un 15 Août. Le chemineau de la rue boueuse et froide regarde les beaux intérieurs avec envie, derrière les fenêtres ; mais sa rue lui est indispensable. C’est terrible d’être un nomade, un déraciné !

Ayez un beau et joyeux Noël, vous tous, là-bas, un Noël de tous petits. Les enfants sont autour de toi : Manon, profites en et égaye toi, allons, à leur jeunesse. Que la paix revienne entre vous tous, ou que, tout au moins, les animosités fassent trêve pendant cette période.

Mes amis ont paru enchantés de leur soirée, hier : tout fut réussi et parfait et madame Buchalet, madame Jasseron et madame Guédeney s’en sont donné à cœur joie de la danse. Et puis ces réunions cosmopolites et mélangées où les femmes les plus aristocrates rivalisent de charme et d’élégance avec les filles au passé mystérieux mais au présent splendide, sont toujours amusantes.

Vendredi 26 Décembre

Pas de veine ! Je vais au début de l’après-midi chez les Buchalet ayant un renseignement à demander à lui. Elle, me prie de la déposer à la porte de son dentiste, puis me donne rendez-vous sur l’Avenida à 5 heures pour que je la conduise au cinéma. Naturellement, je rentrai Gloria qui se montra sarcastique avec moi et frôla l’impertinence avec madame Buchalet. Celle-ci s’en est aperçue et m’a dit, au cinéma même, que Gloria était un détraqué ou un méchant homme : le fossé s’élargit terriblement entre les Buchalet et Gloria, auquel, je crois, ce climat d’été torride est néfaste… Et moi, je vais encore être pris entre le marteau et l’enclume.

« Faut pas s’en faire ! » Je te le prêche assez souvent, ma chérie, pour que je ne le mette pas moi-même en pratique. Une grande étreinte. Ri

Samedi 27 Décembre

La vieille année s’en va emportée dans des torrents d’eau. Tu as gardé le souvenir des aguaceiros du Tropique, Manon chérie. Eh bien ! imagine un aguaceiros qui dure déjà depuis vingt quatre heures ! Tant de limon, arraché aux serras, s’étend déjà en couche épaisse dans les rues que la circulation des véhicules est presque impossible ; des maisons se sont effondrées ou menacent ruine, les Bouisson sont en danger dans la leur et s’enquièrent en hâte d’un nouveau domicile ; on annonce quatorze victimes pour la seule nuit dernière. Depuis qu’on a déboisé les morros, les grandes pluies sont un fléau comparable aux tremblements de terre de Mexico.

Etre obligé de sortir par un temps pareil, c’est la ruine des vêtements. Et on annonce que nous en avons ainsi pour une suite de jours. C’est gai !

Dimanche 28 Décembre

De l’eau, de l’eau, de l’eau ! Alors, de la correspondance, de la correspondance, de la correspondance ! C’est effrayant la quantité de gens auxquels je dois écrire et ce bataillon grossit chaque année.

Vers la fin de la journée, nous avons tenté une sortie, avec Gloria, enveloppés de nos imperméables. L’eau de notre transpiration s’est ajoutée à l’eau du ciel. Il a fallu rentrer en vitesse. Lui, est de mauvaise humeur et moi j’ai mal à la tête.

Lundi 29 Décembre

Les dépêches peuvent bien nous annoncer que la Chine est en révolution, que les Célestes se modernisent, que toute l’antique civilisation de l’Empire du Milieu va faire place à l’américanisme le plus dernier cri. J’en doute après les démonstrations d’originale et pittoresque politesse que je viens de recevoir de deux Chinois. Monsieur Thia Yi-Ding, Ministre de Chine et son secrétaire Monsieur Toung Dekien, ont coupé la natte et ont remplacé le manteau de soie aux teintes convenant à leur situation sociale par des complets vestons de bonne coupe londonienne. Mais leur civilité est restée extrême et leurs saluts courbés sont aussi réglementaires que devait les définir le protocole d’avant l’ère chrétienne.

J’étais entré prendre le thé à l’Alvear ; à une table voisine messieurs Thia Yi-Ding et Toung Dekien se saturaient de leur infusion nationale. Ils se sont levés, sont venus près de moi et m’ont tourné leur compliment de nouvelle année dans des formes d’une grâce très archaïque qui évoquaient pour moi tout ce que je puis connaître de la vieille Chine : les potiches précieuses. Je vais me mettre à fréquenter la Légation de Chine ; d’abord, il me faut rendre la politesse spontanée de cet après-midi. Mais dans cette demeure je ne verrai plus deux petites choses très mignonnes, deux vrais bibelots de vitrines : les filles de Mr Thia Y-Ding. L’une d’elles a flirté trop franc jeu avec un officier de marine… brésilien (quelle absence de goût !) et son papa l’a réexpédiée en Chine, sous la conduite de sa sœur, elle et le minuscule polichinelle qu’elle dissimule en son tiroir.

Mardi 30 Décembre

Anniversaire de Cri-Cri ! Que tout ce passé est donc près de moi, malgré que notre fille soit déjà si grande ! Il est près de moi et pourtant il me semble dans un compartiment à côté, un compartiment où n’est pas mon présent. Cinq ans de cette vie, de ces atmosphères physiques et morales, si différentes de celles de France : Manon, petite Manon chérie, je me demande parfois avec appréhension si je ne suis pas maintenant plus frère d’un pionnier de la forêt ou d’un gaucho de la plaine sans fin, que d’un Parisien de Paris. Quel saut périlleux il me faudra encore exécuter pour reprendre la vie anémique et exsangue du Vieux Monde ! En aurai-je assez fait de ces acrobaties dans mon existence d’aventures ! Saut périlleux « el salto de la muerte » comme l’appelle la langue espagnole : le saut de la mort… un jour ou l’autre on s’y casse les reins !

Pour achever mon année dans l’atmosphère de la famille, voici les très affectueuses lettres de Pierre, Annie et Cri-Cri et voici ton numéro 33 ma chérie. La poste a quelquefois de bons mouvements.

Elles relèvent de l’Enfer de Dante, Manon, tes peintures de l’actuel Boulogne ! Allons, petite amie, ne t’arrête pas à cette pensée que de la haine t’enveloppe : la haine, chose terrible, et déjà mot qui donne un effrayant frisson. Pourquoi de la haine à ton endroit ? d’où serait-elle née ? Aucun motif, alors ton entourage ne serait composé que de malades hallucinés, car les bandits eux-mêmes n’ont pas de haines irraisonnées. Grande sécheresse de cœur, égoïsme anormal, appétits cupides, incapacité complète à l’affection malgré des crises de sensiblerie maladive, voilà le mal de tes frères et sœur ; mais qui est impuissant à aimer est impuissant à haïr. Vrai, dans mes courses à travers les Amériques, j’ai souvent rencontré de beaux bandits : maintenant, j’aimerais mieux lutter contre eux que d’être engagé dans la lutte que tu dois soutenir.

Au fond, je ne suis pas très bien le fil de la discussion : il y a forcément trop de trous, trop de points obscurs. Je pense d’ailleurs qu’il n’y a pas « une » discussion serrée, logique, bien enchaînée, mais plutôt une série de discussions, sans suite, sans lien… discussions, ou plutôt disputes. Garde ton calme et ton sang-froid ; ah ! si tu voulais bien faire la part du sentiment et des affaires, tu serais très forte, bien plus forte qu’eux, même que ce froid et posé calculateur d’Emmanuel : ils le savent bien, c’est ta supériorité d’intelligence qui les effraye, c’est à cette supériorité qu’ils en veulent ; comme si tu devais t’en servir contre eux ! Mais je ne comprends qu’une chose, c’est qu’ils te torturent méchamment tout en utilisant ta bonté. Leur châtiment ne se trouvera pas suffisant par l’application stricte de la loi, mais par l’application de la cravache. J’ai du mépris pour eux.

Mercredi 31 Décembre

Merci de tout cœur des deux livres que tu m’envoies, chère petite Manon. On vient de me remettre les pensées du prince Ghika et le Kilomètre 83. Le premier a déjà pour moi la valeur d’avoir été ton livre de chevet ; le second me prouve, avant même lecture, que tu comprends cette vie d’action en face de la nature qui est devenue mienne.

Nous venons de saluer notre Ambassadeur à son départ sur l’Alsines ; congé de six mois. C’est Hopenot, nouvellement arrivé de Santiago DEL Chili, avec sa jeune femme, qui fera l’intérim. Les Buchalet, rencontrés à bord, m’ont ramené déjeuner chez eux. Ils partiront lundi prochain à Pétrolières pour trois mois et occuperont la maison de Mr Conty. Très gentiment, ils m’ont dit que j’y avais ma chambre, que je pourrais occuper quand je voudrais et tant que je voudrais. J’en profiterai certainement car mon budget ne me permet que de faire une villégiature estivale de pique-assiette.

Dans ta dernière lettre, à côté des tristesses que tu me narres, il y a la note drôle : c’est la vie. Je me suis bien amusé de cette fixation précise de tous les détails de ta réception chez les Chocquet ; cela rappelle les ordres militaires : « pour telle cérémonie, tel uniforme, avec décorations, sans sabre ni aiguillettes ». Mon Dieu ! que ma famille manque de désinvolture et est peu primesautière !

Ce soir, on réveillonne chez les Guédeney. Malgré une gentille insistance, trop insistante même, j’ai refusé d’y prendre part. Pourquoi ? je n’en sais rien ; cela ne me disait rien. Aller plaquer des baisers sonores sur les joues de toutes ces femmes, à minuit tapant ; j’aime mieux pas. On a pris des airs entendus, naturellement ; ces dames m’ont dit finement : « allons, confiez-nous avec qui vous allez souper de charmante façon » Hé ! avec personne ; je vais me coucher, tout seul, comme un broussard qui aime sa forêt proche et qui trouve parfois pitoyable que l’on se cramponne, coûte que coûte, aux soi-disant joies de la civilisation.

A minuit, je lirai la préface de Francis Jammes, en tête des pensées du prince Ghika.