3ème séjour suite 2 bis

Décembre 1924

Lundi 1er Décembre

Hier, sous une pluie diluvienne, nous sommes allés, Gloria et moi, faire une visite à ces genscharmants que sont les Bouisson. Nous leur devions une politesse après avoirdîné chez eux il y a quelque temps déjà ; et j’avais aussi à remercier ledocteur qui s’est occupé de me faire fabriquer des cachets pour re-minéralisermon organisme, suivant une formule en laquelle il a toute confiance.

J’entre dans unesemaine chargée… au point de vue gastronomique. Deux banquets pour adieux auGénéral Gamelin et deux dîners privés dont la cause est le prochain départ desThyss en permission. Ce soir, nous commençons : chez les Corbé.

Mardi 2 Décembre

Plus les genssont dans les honneurs et les richesses, plus leur manque d’éducation est unechose hurlante. Sans s’en douter, le pauvre Thyss a été hier soir à mon égardd’une goujaterie qui m’a fait serrer les poings et qui m’a fait dire parGloria, en revenant : « Pourquoi ne l’avez-vous pas vertement remis àsa place ? »

La seule réponseque j’ai pu faire à mon camarade fut : « Parce que j’ai besoin delui ». Naturellement, au cours de mes relations assez intimes avec lesThyss, ils ont appris ton prénom et Thyss a le parfait mauvais goût de ne pluste désigner que sous le nom de Madeleine. De plus, comme il n’y a guère d’autresujet que celui des enfants qu’on puisse traiter avec madame Thyss, j’ai étéamené à parler des nôtres, de leurs naissances etc… Hier soir, à table chez lesCorbé, Thyss me dit : « Si vous avez des commissions pour Madeleine,je compte bien aller la voir. Vous me direz aussi ce que je dois luidire ; je ne serais d’ailleurs pas embarrassé de lui parler : jepourrai lui remémorer tous les détails de ses accouchements ». Les Corbé,Gloria et mois, sommes restés abasourdis de ces paroles ; c’est bien lemonsieur qui, coûte que coûte, veut paraître le malin qui sait se renseigner surtout et sur tous.

Voilà une visiteque j’aurais souhaité t’éviter : je crois que tu n’y couperas pas. MadameThyss demeurera sans doute à Antibes, dans la villa qu’elle a fait louer poursix mois ; mais Thyss viendra à Paris, ira voir Rimailho, compte se faireinviter par Alice (Gippon) et espère sans doute prendre un repas onctueux à tatable. Et je suis obligé de te dire, ma pauvre Amie : « Fais lui bonaccueil ».

Mercredi 3 Décembre

Brusquement,temps splendide et chaud ; depuis tant de jours nous sommes sous la pluie,fine ou forte, que ce fait mérite une mention spéciale.

Hier soir,banquet de 120 couverts, au Jockey, en l’honneur du Général Gamelin. 105milreis par tête, plus de 200 francs ! pour un mauvais menu !Monsieur Linnes de Paulo Machado, président du Club s’est transformé  en un vrai gargotier qui écorche seshôtes ; c’est peu digne d’un Club sélect. Beau discours de Voullemier,président de la Chambre de Commerce française qui a témoigné qu’un ancienCentral, devenu gros financier, peut encore avoir des lettres. Jolie réponseémue du Général Gamelin, dite de sa voix prenante. Quelques mots du cœur, maisbien maladroits, du général Quirin ; on ne dit pas, devant des Brésilienssusceptibles, dont les Ministres de la Guerre et des Affaires Etrangères :« … c’est ce climat pernicieux qui vous force à nous quitter ».Allons ! tous les gaffeurs ne sont pas morts.

Et placé à côtéde Dumay à table, j’ai évoqué avec lui le souvenir de son malheureux camaradeJacques Dupuy, dont il venait de lire la mort dans la France Militaire.

Jeudi 4 Décembre

Je vais clorecette lettre tout à l’heure, mon amie chérie, et je calcule que ce sera sansdoute la dernière qui t’arrivera de moi en 1924. Qu’elle te porte donc tous mesvœux pour l’année nouvelle.

Vous allez tousêtre réunis pour le premier Janvier ; ne croyez pas que je manque à laréunion : j’y serai, de tout cœur et de toute pensée, sentez le bienvraiment. Petite Manon, de toute mon âme je souhaite que 1925 compense lapénible fin d’année que tu es en train de vivre ; console toi ma chérie,ne laisse pas ta santé s’abîmer, reprends ton beau courage et marche, contenteet légère, au milieu de nos enfants. Je vous serre tous quatre dans une forteétreinte et toi, ma Manon, je t’appuie encore plus tendrement sur mon cœur. Ri.

Manque lettre n° 28

Lundi 15 Décembre

Un tristeaccident dans la mission française hier. Deux des adjudants étaient partis deRio par un train du matin pour aller chasser à Santa-Cruz ; à la sortie dela gare, le train a déraillé. Il y a eu un seul tué dans l’accident et lemalheur a voulu que ce ne soit pas un nègre mais précisément l’un des adjudantsfrançais. Le colonel Pascal dans le personnel officier, cet adjudant dans lepersonnel sous-officier : la mission donne de la vie humaine auxBrésiliens et c’est beaucoup trop pour ces gens-là.

Il faut tout demême que je me décide à rendre les nombreuses politesses que l’on me fait detous côtés : je deviens le pique assiette normal. Depuis notre deuil, jen’ai donné aucun dîner bien que j’ai dû moi-même accepter de divers côtés.Autre chose aussi m’a freiné : tu sais, Manon, que je m’astreins à ce quemes notes de frais soient chaque mois à peu près de même valeur. Or, cesderniers mois, j’ai de la peine à boucler le même chiffre, bien que montailleur ne reçoive plus ma visite, et que les restaurants et établissements àla mode n’aient plus jamais de table réservée à mon nom ; dans la rue, jene recueille plus les coups de chapeau des maîtres d’hôtel que je puis croiser,je n’ai plus que les saluts des diplomates : l’abstention des premiers estun bien plus grand signe de déchéance que si les seconds devenaientindifférents.

C’est la vie quia augmenté ici dans des proportions extravagantes et maintenant l’existencenormale et courante me coûte autant que lorsqu’elle était jadis parsemée deséances mondaines. J’ai dû solliciter de l’augmentation pour mes monteurs,d’ailleurs aussitôt accordée ; et maintenant, malgré mes efforts, MrGuevler va voir mes notes mensuelles se corser.

Mardi 16 Décembre

J’ai décidéd’avoir, pour le Réveillon de Noël : les Buchalet, les Corbé, lesJasseron, les Guédeney, Lelong et Gloria. J’ai été retenir une table au Sacinode Copacabana, auparavant, vers 8 h, nous dînerons légèrement dans ce délicieuxpetit restaurant du Lido, où il fait bon au bord de l’Océan par les nuitschaudes. Sais-tu, mon Amie chérie, ce que j’ai pu calculer ce que cela allaitme coûter, approximativement ? Un conto deux cents milreis (soit environ2 500 francs !) La seule bouteille de Champagne, au Copacabana, estfacturée 70 milreis, soit 150 francs !

Ma prochainenote sera corsée… car, pour que le représentant de Saint-Chamond fassehonorable figure, Henri Morize n’a aucune raison de vivre ensuite deux ou troismois comme un pauvre honteux et misérable. Et remarque que je n’aurai là qu’unepremière fournée : d’autres devront suivre.

Mr Laurent, quiignore ce que c’est que recevoir, serait estomaqué de ces prixsud-américains ; j’en suis moi-même un peu estomaqué après en être resté àl’écart quelques semaines.

Puisque nousparlons de prix, Manon chérie, je te rappelle que tu seras gentille de me direle plus tôt possible ce que je te dois pour les peaux d’onces. Le change esttrès variable et le prix de 1 qui est pour toi tout fait comme celui des petitspâtés, sera pour Gloria et moi, suivant l’époque, 0,50 ou 0,75… ou peut-êtreplus encore. En ce moment, par exemple, nous achèterions 1 franc pour ½ milreisseulement.

Mercredi 17 Décembre

L’humeurlunatique de mon bon camarade Gloria me met parfois à la torture. Je soupçonneque ses bizarreries sont dues à un fond de jalousie. Dès qu’il a su quej’invitais quelques amis pour le Réveillon de Noël, il s’est empressé d’inviterles mêmes pour demain soir à l’hôtel Tijuca, me l’annonce ce matin et meprévient qu’il a fait les invitations en notre nom à tous deux et que nouspartagerons les frais de cette réception.

Mais il n’invitepas les Buchalet, qu’il a pris en aversion ces temps derniers et enverslesquels il est d’une langue acide quand il en parle dans le monde. Je suistrès gêné, car précisément, il y a quelque temps, les Buchalet nous avaientmanifesté le plaisir qu’ils auraient à venir passer un soir d’été sous lesbambous ; or, ici, j’invite au même titre que Gloria et je partage donc lacrasse qu’il fait à mes plus vieux amis.

J’ai protesté,mais, avec son intransigeance brutale, il m’a répondu : « Je n’ai pasles mêmes raisons que vous d’avoir des amabilités pour madame Buchalet :ce n’est pas ma bonne amie, à moi. Invitez-là si vous y tenez ; mais jem’en irai et vous recevrez tout seul ».

Eh bien !les Buchalet, qui naturellement savent déjà que demain soir ils seront tenus àl’écart, ne m’en veulent pas. Aujourd’hui, ils m’ont eu à déjeuner, en touteintimité, après quoi Buchalet m’a demandé de faire passer un examen demathématiques au jeune Albert pour savoir quelles sont ses aptitudes dans legenre. Quel bizarre milieu que le monde colonial !

Jeudi 18 Décembre

Il fait beauheureusement ! Nos invités doivent arriver à 4 heures, pour se promenerdans les nouveaux sentiers de notre forêt, avant de dîner près de la pièced’eau. Matinée occupée par les affaires, et maintenant il faut s’assurer que lepère Dupont a bien compris nos instructions. Donc peu de temps pour écrire.

Gloria est commeun porc-épic ; il maugrée de recevoir. « Que dirait ma famillegémissait-il tout à l’heure, si elle voyait quel monde je dois fréquenterici ! » Voilà qui est affable et gentil pour les gens que nousattendons.

Vendredi 19 Décembre

Aimable soirée,hier. Mais mon Dieu ! que la plupart des gens sont devenus peuenthousiastes de la nature ; ils lui préfèrent la ville et ses artificielsplaisirs. Il me semble que c’est la marque d’esprits et de cœurs peu profonds.Madame Corbé et le ménage Guédeney avaient préféré aller prendre le thé dansl’étuve de Rio plutôt que de s’imprégner de l’âme puissante de la forêt, et nesont arrivés qu’à 7 h ½. Seuls, Lelong vieux coureur des montagnes et des bois,Corbé et le ménage Jasseron sont arrivés à 4 h pour voir nos « sertoes » ;et encore, Jasseron n’était-il là que pour ne pas perdre de vue sa femme :ce chasseur alpin a fait piètre figure dans la picada.

La table,gentiment ornée de fleurs et de feuillages sauvages, était dressée au fond del’allée de Bambous, éclairée par deux lampes électriques que le père Dupontavait nichées haut dans les arbres. Le chant de la cascade qui se déverse dansla pièce d’eau, accompagné du friselis des grandes feuilles de bananiers, dansl’ombre mystérieuse, valait tous les jazz-bands des meilleurs restaurants. Leslucioles faisaient vibrer des points de phosphore dans le noir… et ces damesvoyaient les lucioles pour la première fois !

Pour être servisi loin de la maison, le menu était un peu spécial : consommé glacé ettartines d’anchois, poisson froid à la mayonnaise, aspic de poulardes etmacédoine de légumes, coupes de fruits glacés avec petits gâteaux. Et les vinsachetés sur l’Aurigny nous ont permis d’abreuver amplement tout ce monde, à boncompte. Tu peux voir tout cela en pensée, petite Manon, dont l’âme habiteencore ce coin inchangé.

Samedi 20 Décembre

Un simple ettriste carton m’arrive de toi : je m’en inquiète, ma Manon. Si ce n’étaitque la bousculade qui t’empêche d’écrire, ou même la flemme, je n’en auraisaucun tourment ; mais c’est parce que tu as l’âme chavirée. Ils n’ont doncpas de cœur, ceux qui t’entourent ! Marguerite, cela ne m’étonnepas : c’est le vomissement de l’humanité ; en voilà une qui en aurajoué de sa maladie ! Mais tes frères ? Alors quoi, aucun sentiment defamille, et amies seulement jusqu’à la bourse : des gros sous qui tintentdans la poitrine, là où devrait battre le cœur. Ah ! si j’avais gagné del’argent ici, je te le donnerais pour que tu la rachètes, ta maison, et je net’en demanderais aucun reçu ; et tu pourrais regarder les autres se donnervilainement des coups de crocs.

Qu’il ne soitplus question des héritages passés, ni des avantages de certains : c’estfait, c’est admis. Mais pour le présent, du moment que ta mère ne t’a pasdéshéritée de la quantité légale dont elle eût pu le faire, ton droit est égalà celui des autres. Et sois bien sûre que, même en remuant ciel et terre, àmoins qu’ils ne fassent modifier les lois existantes, ils n’auront pas plus quece à quoi ils ont droit. Et même si, follement, pour avoir la paix, tu leurabandonnais ta part, cette renonciation ne se pourrait pas, serait sans valeur…à moins qu’ils ne tuent tes trois enfants d’abord et qu’ensuite je donne unconsentement spécial à ta renonciation. Ainsi, non seulement on ne peut tedépouiller, mais de gré ou de force tu es obligée d’accepter toute ta part. Jene comprends donc pas que tu te laisses impressionner par les âneries qu’on tedébite. Seulement, il est certain que, sauf entente entre vous, vos parts ne vousreviendront pas sous telle forme qu’il vous plaira : une maison à l’un,des tableaux de prix à l’autre etc… Tout sera vendu par autorité de justice (oudu moins tout ce pour quoi vous n’aurez pu vous entendre) et le résultat de lavente, défalcation faite des legs, des droits et des honoraires, seraimpartialement partagé en quatre. Et il n’y aura pas de criailleries quitiennent : la loi passe avec majesté.

Evidemment, machérie, j’aurai gros cœur si tu ne gardes pas ta maison : tu y es bien,nous l’aimons tous deux, c’est le port d’attache des enfants. Matériellement etpar sentiment, il serait doux de la conserver, même si je pouvais t’acheter unbeau château pour te consoler de sa perte. Mais ta santé et ta tranquillitéavant tout. Ne va pas te vieillir, tomber malade de corps et d’âme pour cela.Ne t’énerves pas, reprends ton courage basé sur la bonne logique et dorstranquille.

D’ailleurs, sion vend ta maison, il est probable que tu pourras exiger la vente du 164 et dela Grand rue ; assure-toi bien du fait et cette seule menace, posémentfaite avec le calme de quelqu’un sûr de son droit, fera hésiter les autres.

Je te renouvellemon conseil : consulte un avoué sérieux, assure toi bien des armes dont tupeux disposer et endors toi en souriant sur ton petit arsenal ; les autreste feront l’effet de minuscules roquets qui hurlent devant le fort deDouaumont. Naturellement, tu ne montreras tes armes et tu ne t’en serviras quelorsqu’il le faudra… peut-être jamais, ce qui serait souhaitable. « Si vipacem para bellum ».

Et, en étantprête à combattre avec toutes les chances de succès, toi, l’aînée, rendraspeut-être grand service à tes frères et sœur : ils baisseront la têtedevant ta force, ne se risqueront sans doute pas à la guerre et la paixrenaîtra peut-être petit à petit dans ta famille. Sans chercher la guerre, ilfaut y être prêt, c’est la meilleure façon de l’éviter. Mauvaise politique quede cacher sa tête dans ses mains et d’encaisser des coups de pied au derrière.

Dimanche 21 Décembre

Un simple motavant de dîner. Nous rentrons, Gloria et moi, éreintés, des bois sauvages dufond du jardin. Nous avions nos fusils, mais les singes que nous avons vus dansles branches défilaient avec trop de prestesse pour que nous ayons pu lestirer. D’ailleurs, je n’aime pas tirer les singes : ils ont une agoniepresque humaine.

Lundi 22 décembre

Solstice d’étéaujourd’hui : ne sursaute pas, c’est dans l’hémisphère austral que cela sepasse… et grand Dieu ! qu’il fait chaud.

Hier, je teparlais des singes ; je t’en parlerai encore aujourd’hui : on parle,n’est-ce pas, des gens qui vous entourent. Mon petit Rubio s’apprivoise. En monabsence, il a sauté sur ma table, a déchiré mes papiers, a débouché mesencriers, a vidé mon flacon de colle, a feuilleté mes codes. Le mal aurait puêtre bien plus grand. Il faut que je modifie la disposition de mes meubles pourmettre ma table hors de ses atteintes, et éviter un désastre. Jeregrette ; il affectionnait se percher sur le rebord pour me regarderécrire : belle dame, il a lu plus d’une ligne que je vous ai tracée.

Pour bien desgens, il y a dans la journée l’heure sacrée du cocktail. Pour Rubio, il y al’heure de la mousse de savon : il a une passion déplorable pour cettecrème et, quand il me voit repasser mon rasoir, il abandonne la plus succulentebanane, se démène comme un fou à bout de chaîne, saute vers moi et finalementse cramponne au bord de mon lavabo en poussant de petits cris. Je fais mousserle savon sur ma figure ; il saute sur mon épaule et se met en devoir delaper la mousse sur ma joue. L’autre matin, il s’en est donné mal aucœur : il avait des bâillements et des nausées ; cela ne l’empêchepas de recommencer. Je crois qu’il fera un très gentil singe de manchon, pourtoi ou pour Cri-Cri.

Mardi 23 Décembre

Beaucoup àfaire, et une grosse préoccupation. On donne comme à peu près certaine ladémission du Ministre de la Guerre. Depuis deux ans que je travaille cebonhomme, ce serait désolant que ce labeur soit à recommencer avec un autre.Après tout, cet autre serait peut-être plus expéditif !

Mercredi 24 Décembre

Plusieursdéfections pour mon Réveillon de ce soir. Ce fut d’abord Lelong quis’excuse : il part aujourd’hui pour une dizaine de jours à Thérézapolis. Ace propos, les gens de la nouvelle mission sont mesquins.

-« Pourquoi Lelong monte-t-il à Thérézapolis ? » me demande-t-onavec des airs de mystère. - « Hé ! parce qu’il est libre avantl’arrivée du nouveau général, parce que la saison est bonne pour s’absenter deRio, parce qu’il veut respirer, se promener, chasser ».

- « ungarçon ne quitte pas la ville, m’objecte-t-on ; c’est bon pour lesfamilles qui ont des enfants. Que va-t-il faire là-haut ? Il doit emmenerune poule avec lui ; il vous l’a dit, mais vous ne voulez pas le répéter,n’est ce pas ? ».

- « Je nesais rien et puis ignorez-vous que la loi de la brousse prescrit de respecterles secrets de chacun ! »

Ainsi,voilà : si je quitte Rio pour Thérézapolis ou autres lieux, je sais quemaintenant il y aura des sourires entendus et qu’on s’abordera endemandant : « Quelle poule Morize a-t-il emmenée aveclui ? » Cela ne me gênera d’ailleurs nullement.

Ce fut cettecommère de Gloria qui montra le plus d’acharnement à percer ce soi-disantmystère. Or, hier, ne dit-il pas : « A moins que vous n’y teniezessentiellement, excusez-moi de ne pas être de vos convives demain soir. Jeserai pris ailleurs ». Je sais fort bien, moi, qu’il va souper chez Lydie,sans avoir eu besoin de manquer de délicatesse en le lui faisant préciser. Maisce soir, devant les curiosités allumées en guise de bougies d’arbre de Noël,j’objecterai encore la loi de la brousse. Mais qu’est-ce donc que tous ces gensappellent : camaraderie ?

Enfin, Corbévient de me téléphoner qu’un coup de fièvre couche sa femme sur son lit. Cela,c’est vrai, je le sais. Eh ! bien, ayant dû téléphoner à madame Buchaletet le lui ayant appris, elle m’a dit aussitôt : « Ne croyez-vous pasque madame Corbé commence un enfant ? »

Ah ! lemonde a l’esprit compliqué et une imagination vagabonde !

Jeudi 25 Décembre

Noël !Oh ! pour moi, il n’est guère ici, dans cette chaleur écrasante. Il estdans mon souvenir du passé et dans mon imagination du présent. C’est là-bas,vers le nord que la fête est intime et douce, derrière les fenêtres closes quifont des intérieurs un univers différent de la rue, près des feux devant lescheminées où s’est déroulé le mystère traditionnel. J’en jouis en pensée, de ladouce fête ; et l’affreux c’est que, dans la réalité, j’aurais peut-êtrequelque nostalgie de ces Noëls tropicaux plus semblables à un 15 Août. Lechemineau de la rue boueuse et froide regarde les beaux intérieurs avec envie,derrière les fenêtres ; mais sa rue lui est indispensable. C’est terribled’être un nomade, un déraciné !

Ayez un beau etjoyeux Noël, vous tous, là-bas, un Noël de tous petits. Les enfants sont autourde toi : Manon, profites en et égaye toi, allons, à leur jeunesse. Que lapaix revienne entre vous tous, ou que, tout au moins, les animosités fassenttrêve pendant cette période.

Mes amis ontparu enchantés de leur soirée, hier : tout fut réussi et parfait et madameBuchalet, madame Jasseron et madame Guédeney s’en sont donné à cœur joie de ladanse. Et puis ces réunions cosmopolites et mélangées où les femmes les plusaristocrates rivalisent de charme et d’élégance avec les filles au passémystérieux mais au présent splendide, sont toujours amusantes.

Vendredi 26 Décembre

Pas deveine ! Je vais au début de l’après-midi chez les Buchalet ayant unrenseignement à demander à lui. Elle, me prie de la déposer à la porte de sondentiste, puis me donne rendez-vous sur l’Avenida à 5 heures pour que je laconduise au cinéma. Naturellement, je rentrai Gloria qui se montra sarcastiqueavec moi et frôla l’impertinence avec madame Buchalet. Celle-ci s’en est aperçueet m’a dit, au cinéma même, que Gloria était un détraqué ou un méchanthomme : le fossé s’élargit terriblement entre les Buchalet et Gloria,auquel, je crois, ce climat d’été torride est néfaste… Et moi, je vais encoreêtre pris entre le marteau et l’enclume.

« Faut pass’en faire ! » Je te le prêche assez souvent, ma chérie, pour que jene le mette pas moi-même en pratique. Une grande étreinte. Ri

Samedi 27 Décembre

La vieille années’en va emportée dans des torrents d’eau. Tu as gardé le souvenir desaguaceiros du Tropique, Manon chérie. Eh bien ! imagine un aguaceiros quidure déjà depuis vingt quatre heures ! Tant de limon, arraché aux serras,s’étend déjà en couche épaisse dans les rues que la circulation des véhiculesest presque impossible ; des maisons se sont effondrées ou menacent ruine,les Bouisson sont en danger dans la leur et s’enquièrent en hâte d’un nouveaudomicile ; on annonce quatorze victimes pour la seule nuit dernière.Depuis qu’on a déboisé les morros, les grandes pluies sont un fléau comparableaux tremblements de terre de Mexico.

Etre obligé desortir par un temps pareil, c’est la ruine des vêtements. Et on annonce quenous en avons ainsi pour une suite de jours. C’est gai !

Dimanche 28 Décembre

De l’eau, del’eau, de l’eau ! Alors, de la correspondance, de la correspondance, de lacorrespondance ! C’est effrayant la quantité de gens auxquels je doisécrire et ce bataillon grossit chaque année.

Vers la fin dela journée, nous avons tenté une sortie, avec Gloria, enveloppés de nos imperméables.L’eau de notre transpiration s’est ajoutée à l’eau du ciel. Il a fallu rentreren vitesse. Lui, est de mauvaise humeur et moi j’ai mal à la tête.

Lundi 29 Décembre

Les dépêchespeuvent bien nous annoncer que la Chine est en révolution, que les Célestes semodernisent, que toute l’antique civilisation de l’Empire du Milieu va faireplace à l’américanisme le plus dernier cri. J’en doute après les démonstrationsd’originale et pittoresque politesse que je viens de recevoir de deux Chinois.Monsieur Thia Yi-Ding, Ministre de Chine et son secrétaire Monsieur ToungDekien, ont coupé la natte et ont remplacé le manteau de soie aux teintesconvenant à leur situation sociale par des complets vestons de bonne coupelondonienne. Mais leur civilité est restée extrême et leurs saluts courbés sontaussi réglementaires que devait les définir le protocole d’avant l’èrechrétienne.

J’étais entréprendre le thé à l’Alvear ; à une table voisine messieurs Thia Yi-Ding etToung Dekien se saturaient de leur infusion nationale. Ils se sont levés, sontvenus près de moi et m’ont tourné leur compliment de nouvelle année dans desformes d’une grâce très archaïque qui évoquaient pour moi tout ce que je puisconnaître de la vieille Chine : les potiches précieuses. Je vais me mettreà fréquenter la Légation de Chine ; d’abord, il me faut rendre lapolitesse spontanée de cet après-midi. Mais dans cette demeure je ne verraiplus deux petites choses très mignonnes, deux vrais bibelots de vitrines :les filles de Mr Thia Y-Ding. L’une d’elles a flirté trop franc jeu avec unofficier de marine… brésilien (quelle absence de goût !) et son papa l’aréexpédiée en Chine, sous la conduite de sa sœur, elle et le minusculepolichinelle qu’elle dissimule en son tiroir.

Mardi 30 Décembre

Anniversaire de Cri-Cri !Que tout ce passé est donc près de moi, malgré que notre fille soit déjà sigrande ! Il est près de moi et pourtant il me semble dans un compartimentà côté, un compartiment où n’est pas mon présent. Cinq ans de cette vie, de cesatmosphères physiques et morales, si différentes de celles de France :Manon, petite Manon chérie, je me demande parfois avec appréhension si je nesuis pas maintenant plus frère d’un pionnier de la forêt ou d’un gaucho de laplaine sans fin, que d’un Parisien de Paris. Quel saut périlleux il me faudraencore exécuter pour reprendre la vie anémique et exsangue du VieuxMonde ! En aurai-je assez fait de ces acrobaties dans mon existenced’aventures ! Saut périlleux « el salto de la muerte » commel’appelle la langue espagnole : le saut de la mort… un jour ou l’autre ons’y casse les reins !

Pour achever monannée dans l’atmosphère de la famille, voici les très affectueuses lettres dePierre, Annie et Cri-Cri et voici ton numéro 33 ma chérie. La poste a quelquefoisde bons mouvements.

Elles relèventde l’Enfer de Dante, Manon, tes peintures de l’actuel Boulogne ! Allons,petite amie, ne t’arrête pas à cette pensée que de la haine t’enveloppe :la haine, chose terrible, et déjà mot qui donne un effrayant frisson. Pourquoide la haine à ton endroit ? d’où serait-elle née ? Aucun motif, alorston entourage ne serait composé que de malades hallucinés, car les banditseux-mêmes n’ont pas de haines irraisonnées. Grande sécheresse de cœur, égoïsmeanormal, appétits cupides, incapacité complète à l’affection malgré des crisesde sensiblerie maladive, voilà le mal de tes frères et sœur ; mais qui estimpuissant à aimer est impuissant à haïr. Vrai, dans mes courses à travers lesAmériques, j’ai souvent rencontré de beaux bandits : maintenant,j’aimerais mieux lutter contre eux que d’être engagé dans la lutte que tu doissoutenir.

Au fond, je nesuis pas très bien le fil de la discussion : il y a forcément trop detrous, trop de points obscurs. Je pense d’ailleurs qu’il n’y a pas« une » discussion serrée, logique, bien enchaînée, mais plutôt unesérie de discussions, sans suite, sans lien… discussions, ou plutôt disputes.Garde ton calme et ton sang-froid ; ah ! si tu voulais bien faire lapart du sentiment et des affaires, tu serais très forte, bien plus fortequ’eux, même que ce froid et posé calculateur d’Emmanuel : ils le saventbien, c’est ta supériorité d’intelligence qui les effraye, c’est à cettesupériorité qu’ils en veulent ; comme si tu devais t’en servir contre eux !Mais je ne comprends qu’une chose, c’est qu’ils te torturent méchamment tout enutilisant ta bonté. Leur châtiment ne se trouvera pas suffisant parl’application stricte de la loi, mais par l’application de la cravache. J’ai dumépris pour eux.

Mercredi 31 Décembre

Merci de toutcœur des deux livres que tu m’envoies, chère petite Manon. On vient de meremettre les pensées du prince Ghika et le Kilomètre 83. Le premier a déjà pourmoi la valeur d’avoir été ton livre de chevet ; le second me prouve, avantmême lecture, que tu comprends cette vie d’action en face de la nature qui estdevenue mienne.

Nous venons desaluer notre Ambassadeur à son départ sur l’Alsines ; congé de six mois.C’est Hopenot, nouvellement arrivé de Santiago DEL Chili, avec sa jeune femme,qui fera l’intérim. Les Buchalet, rencontrés à bord, m’ont ramené déjeuner chezeux. Ils partiront lundi prochain à Pétrolières pour trois mois et occuperontla maison de Mr Conty. Très gentiment, ils m’ont dit que j’y avais ma chambre,que je pourrais occuper quand je voudrais et tant que je voudrais. J’enprofiterai certainement car mon budget ne me permet que de faire unevillégiature estivale de pique-assiette.

Dans ta dernièrelettre, à côté des tristesses que tu me narres, il y a la note drôle :c’est la vie. Je me suis bien amusé de cette fixation précise de tous lesdétails de ta réception chez les Chocquet ; cela rappelle les ordresmilitaires : « pour telle cérémonie, tel uniforme, avec décorations,sans sabre ni aiguillettes ». Mon Dieu ! que ma famille manque de désinvoltureet est peu primesautière !

Ce soir, onréveillonne chez les Guédeney. Malgré une gentille insistance, trop insistantemême, j’ai refusé d’y prendre part. Pourquoi ? je n’en sais rien ;cela ne me disait rien. Aller plaquer des baisers sonores sur les joues detoutes ces femmes, à minuit tapant ; j’aime mieux pas. On a pris des airsentendus, naturellement ; ces dames m’ont dit finement :« allons, confiez-nous avec qui vous allez souper de charmante façon »Hé ! avec personne ; je vais me coucher, tout seul, comme unbroussard qui aime sa forêt proche et qui trouve parfois pitoyable que l’on secramponne, coûte que coûte, aux soi-disant joies de la civilisation.

A minuit, jelirai la préface de Francis Jammes, en tête des pensées du prince Ghika.