3ème séjour suite 3

Janvier 1925

Hôtel Tijuca

Jeudi 1er Janvier 1925

Bonne année petite Rirette. Et bonne année aux chers enfants.

Bonté de Dieu ! la terrible pluie s’est arrêtée hier soir. Ce matin, azur profond et soleil glorieux. Hélas ! le blanc frais et gai nous est interdit ; il faut aller ce matin à l’Ambassade en noir cérémonieux. Enfin, est-on ou n’est-on pas sous le Tropique ? Bah ! il y a de la joie dans l’air : bon signe et heureux présage.

Vendredi 2 Janvier

Il y avait une fois une fille de la Plata qui, en ce Jour de l’An, pleurait toutes les larmes de ses yeux parce qu’il ne lui était pas encore arrivé de vivre ce jour là toute seule, loin de sa maman et de ses sœurs. Il y avait aussi un vieux coureur de monde, qui commençait à savoir ce que c’est que la solitude et qui, le sachant, avait plus grande pitié de ceux qui en souffrent. Et il emmena la jeune Argentine déjeuner au bord de l’Océan, le visage tourné vers le Sud. Et l’Argentine cherchait un moyen de témoigner sa reconnaissance au vieux coureur du monde, mais elle était pauvre, envoyant tout son gain à sa famille et ne possédant que son corps et son art de danser. Et comme elle était sage, elle gardait son corps. Alors elle dit : « Vous avez été bon ; laissez-moi vous donner ma danse. Il y a cet après-midi une séance au théâtre et je puis régler à ma fantaisie les deux numéros que je dois faire. Je sais bien qu’aujourd’hui, pour plaire à tous ces gens, il me faudrait danser sur des airs de shimmy, mais vous n’aimez pas cela. Choisissez dans mon répertoire, c’est pour vous que je danserai ». Et les huit cents spectateurs ont ignoré que « Coppelia » et la « Valse d’une Fleur » n’étaient que pour un vieux coureur de monde, perdu au milieu d’eux.

J’ai souvenir qu’au Moyen-Age un pauvre moine, qui avait été jongleur et n’avait pas grands moyens de témoigner de brillante façon sa dévotion à Madame la Vierge, imagina de la charmer en exécutant devant son autel ses meilleurs acrobaties de jadis. Et l’image de la Bonne Vierge se mit à lui sourire…

Hier soir, après dîner, réception en smoking chez les Quirin en leur villa de Santa Thereza. Le général Quirin, chef de mission intérimaire depuis le départ du général Gamelin, n’avait invité que les gens de la mission militaire… et moi. Ce qui me valut cette boutade de Gloria, pointue comme il en a parfois (ce qui écarte de lui tant de gens) : « Je suis très surpris que vous ayez été invité ce soir, car il n’y avait que des officiers et que vous n’êtes pas un officier ». J’avais envie de lui répondre : « Vous, vous êtes officier, mais votre remarque sent bougrement votre origine sous-off ». Mais, fatigué sans doute (il me semble que les chaleurs le démolissent de nouveau) il était hargneux ; il m’a presque fait une scène parce que je m’étais affiché en me promenant trop longtemps dans le jardin, sous les étoiles, avec madame Buchalet. « Ah ! c’est un censeur rigoureux ! ».

Samedi 3 Janvier

Les mœurs province et petite garnison de la nouvelle mission se manifestent en ce moment : on remet à la mode les grandes tournées de visites du Jour de l’An. Naturellement, je dois me plier au mouvement. Je m’aperçois que deux clans se sont nettement formés au sein de cette nouvelle mission : l’un, le ohé ! ohé ! groupe les Corbé, Jasseron, Guédeney, Buchalet, Lelong, Marlaud ; les Thyss ne fréquentaient que ce clan, et maintenant le ménage des Clozières les a remplacés ; c’est le clan où l’on peut encore se croire aux temps turbulents des Bresard, des Gippon, des Dalmassy, le clan où l’on ne songe pas à faire des économies.

L’autre, c’est le clan des gens serrés, des gens qui calculent chaque jour ce qu’ils peuvent mettre de côté ; des gens rigides et sévères, au langage précieux : le monde où l’on s’ennuie : les Quirin, les Beziers-Lafosse, les Lecoq, les Prévost, les Pépin-Lehalleur, le commandant Collin.

Dans le premier clan, on entend ces dames parler à tout instant de toilettes nouvelles, d’acquisition de meubles, bibelots, bijoux dans les ventes aux enchères. Dans le second, madame Beziers-Lafosse chuchote que, depuis leur arrivée, ils ont fait 50 000 francs d’économies et Lecoq et Collin se racontent leurs opérations peu heureuses sur les variations du change. Dans le premier clan, ces dames affectent des expressions de corps de garde, à scandaliser les grues ; dans le second, en entend ceci : le petit Quirin (10 ans) ayant été très malade de l’intestin, Marlaud s’inquiètait que des gaz même ne lui sortent plus ; un matin, l’enfant voyant arriver Marlaud près de son lit, lui dit : « Docteur, vous allez être content : j’ai fait un pet ». Et la mère, courroucée : « Qui t’a appris ce vilain mot ? Que je t’entende encore le prononcer ! ».

Vois-tu maintenant à peu près la physionomie des deux groupes ? A distance, je ne sais pour lequel tu opterais ; mais ici, je crois bien que le premier aurait tes préférences. Enfin, entre les deux, quelques indépendants : les Bouisson, qui sympathisent plus volontiers avec le premier ; les Desneux qui fréquentent surtout le ménage du consul ; les deux ménages d’aviateurs qui affectent de planer à part mais sont attirés vers le second clan.

Dimanche 4 Janvier

Quelle nuit splendide vous les bambous hier soir ! Gloria étant invité à dîner chez les des Clozières, je suis resté deux heures, près de la pièce d’eau, à boire le clair de lune. Deux heures rares !

La journée est aussi merveilleuse que la nuit. Par exemple, les pluies ayant cessé, le thermomètre monte : 36° à l’ombre. Nous avons projeté, Gloria et moi, de partir à 4 heures dans la forêt au bout du jardin, avec nos fusils et de nous faire monter là-bas un dîner froid par un nègre.

Lundi 5 Janvier

Une lettre de Franz, une du commandant Roy et une de toi, Manon, sans numéro. Que puis-je faire, mon Amie chérie, sinon t’appuyer de toute ma tendresse et te répéter que je suis très malheureux de te sentir si malheureuse. Dans mes précédentes lettres je t’ai donné des conseils comme je le pouvais. Confie-toi à la sagesse d’Albert, auquel j’écris et consulte un avoué. Voyons, tes adversaires sont peu sérieux ; ils reculent devant la vente, tu me l’écris. Qu’est-ce qu’ils veulent donc ? Chacun : que les autres renoncent bénévolement à leur part ; ils craignent l’application de la loi. Mais ce serait trop simple : Manon, sois gentille, abandonne ta maison, en échange du auras le verre d’eau dans lequel buvait le cher illustre ami : un verre au fond duquel il y a de tels souvenirs ! De quoi te plaindrais-tu ? Vrai, ils sont bien ignorants du Droit, les autres. Pour la tante Danloux, vous n’étiez pas des héritiers, vous étiez des légataires, ce qui n’est pas du tout la même chose : vous pouviez accepter ou refuser.

Pour ta mère, vous êtes des héritiers et c’est la Loi, seule, indépendamment de toute autre volonté qui fixe la part de chacun et annulerait tout acte d’abandon. Ta propriété est née d’elle-même au moment où ta mère expirait ; elle existe maintenant dans l’ensemble de l’héritage, même si tu ne peux encore discerner dans cet ensemble ce qui matérialisera ton droit de propriété.

Un enfant qui vient de naître, tu peux le supprimer ; tu es impuissante et à fortiori les autres, à supprimer ton droit de propriété : un acte de renonciation n’aurait pas plus d’effet qu’un coup de poignard à un spectre. Et par acte de renonciation, il faut aussi entendre : échange d’une chose contre une autre de moindre valeur, par exemple ta maison contre un tableau qui serait estimé 50 000 francs.

Mardi 6 Janvier

La chaleur se fait maintenant bien sentir sous ce ciel sans un nuage et la terre surchauffée ne se refroidit même plus la nuit. Quelle idéale période pour aller vivre dans la sierra ! mais voilà : d’abord, je suis tenu de rester en alerte à mon poste, un télégramme m’appelant à Saô Paulo pouvant m’être lancé d’un moment à l’autre m’a-t-on assuré (je suis sceptique, mais je dois faire comme si j’avais la foi) ; ensuite, à part les Buchalet de l’hospitalité desquels je ne voudrais tout de même pas abuser, je n’aurai aucun compagnon de villégiature. Je ne puis compter sur Gloria, qui déplore que nous ne nous absentions pas, aux périodes où cela ne m’est pas possible, mais qui ne veut pas démarrer dès que je lui annonce que je vais avoir le loisir de le faire. Imagines-tu que, depuis un an passé qu’il est ici, il ne connaît pas Pétropolis et qu’il n’est même pas allé au Corcovado ou à Paineiras ? Que ce garçon est difficile à déchiffrer : il vit beaucoup d’imagination et cependant c’est un sceptique et un pessimiste ; il se dégoûte rapidement de tout ce qu’il fait, à part son équitation et ses longues stations sur sa chaise longue, entouré de livres, dans sa chambre solitaire ; il a horreur de se mêler à ce qui l’environne, de s’imprégner du milieu où il est plongé : alors, il passe comme un perpétuel étranger et cependant, balancé dans un rocking, il aime m’entendre lui conter des histoires exotiques vécues, mes sensations du Brésil ou d’ailleurs.

Mais au fond ce ne sont pas ces petites balades, ces petites villégiatures qui me font rêver en ce moment. La forêt m’appelle bien plus loin, bien plus profondément. Je pense à la remontée du Rio Saô Mattens, ce fleuve qui troue une masse de végétation intense, vierge, absolument inexplorée. J’écris à Silveira Lobo pour savoir s’il donne suite à son projet d’exploration dont il m’avait parlé.

Malgré la torpeur écrasante de l’atmosphère, j’ai le « va-va ».

Mercredi 7 janvier

Hier, à 8 h du soir, dans son église encore en construction de N. D. de la Sallette, le Père Bacelli faisait représenter les mystères de Noël. L’adaptation, le traducteur en langue portugaise, le metteur en scène, le régisseur, le directeur des chœurs et de l’orchestration, c’était lui, le missionnaire infatigable, plein d’allant et de gaîté populaire. La Comtesse de la Taille avait peint et organisé les décors. Les artistes, hommes et femmes, étaient des jeunes filles de cette paroisse populeuse et mulâtresse. Le Père aurait voulu beaucoup de Français dans l’assistance : « Il est bon pour la propagande nationale, dit-il, que les Brésiliens voient que les Français ne sont pas tous impies et adversaires de l’Eglise ». Il y tenait tellement qu’il m’avait encore délégué dans la journée la Présidente des Enfants de Marie, pour éviter mon abstention.

Hélas ! il n’y avait là que le général Quirin avec sa femme et deux de ses enfants, le Vice-Consul Barthe et sa femme, les de la Taille, Gloria et moi. Il est vrai que mon camarade a dû faire une sérieuse propagande française : me laissant collé aux Quirin, il a gagné les coulisses d’où il n’a plus démarré, buvant la limonade des artistes et flirtant ferme avec elles… si bien qu’il m’est revenu complètement amoureux d’un Ange du Ciel, une grande fille de 18 à 20 ans, aux cheveux teints, savamment fardée, bien faite mais pas jolie de figure (un peu le visage de Mimi Strybos) : certainement une origine germanique.

Dans trois jours, il n’y pensera plus ; mais je crois que la très prude Générale Quirin a été quelque peu estomaquée et choquée de la hardiesse donjuanesque de Gloria, qu’elle doit regarder comme sacrilège dans une église en construction.

Jeudi 8 janvier

Hier soir, nous avons tiré les Rois chez les Corbé. Nuit torride, vêtements blancs. Madame Corbé, qui a le sens de l’amusement, avait eu une idée heureuse, que je te recommande à l’occasion. Elle avait transformé sa salle à manger en un élégant restaurant de nuit : petites tables, pour deux personnes, disposées de ci de là. Il avait été convenu que chaque femme choisirait sa table (il y en avait cinq) et inviterait l’homme qui lui plairait.

Jouer aux poules de luxe, tu comprends si cela charmait ces femmes honnêtes et les enthousiasmait. « Avec moi, beau blond, avec moi ! » me cria madame Jasseron, qui d’ailleurs, hier soir, était en beauté et très émancipée. Rien que cela te donne le ton du dîner. Chose bizarre, d’ailleurs : après des Clozières, j’étais le plus âgé de la bande et pourtant on me traitait comme le plus gai camarade et comme le bon enfant. Ainsi, la petite Guédeney, qui pourrait presque être ma fille (elle avait Gloria pour compagnon de table) eut l’idée de m’interpeller : « Dites donc, Bijou de Ceinture ! «  Tu penses si le mot eut du succès ; et toute la soirée ce ne fut que : « Bijou de Ceinture » par ci,  «  Bijou de Ceinture » par là.

Menu froid mais soigné : champagne frappé, eau minérale glacée. Au gâteau des Rois, madame Corbé fut reine et offrit à des Clozières sa part de royauté.

Et par les fenêtres très ouvertes arrivait la brise chaude de la baie de Guanabara sur laquelle se miraient toutes les constellations du Sud.

Allons, sérieuse Manon, tu vas trouver que tout cela est bien léger. Mais figure toi que je pensais : « pourquoi, là-bas, se gâtent-ils l vie en se disputant ? Ne seraient-ils pas plus heureux de rester dans une affectueuse intimité, de se délasser en se réunissant quelquefois avec abandon, comme nous le faisons ce soir ? Ils commettraient assurément moins de mal qu’en se jalousant et se donnant des coups de crocs ? » Voyons, tes frères, ta sœur, ne comprendront donc jamais qu’il y a de meilleurs divertissements que celui de compter et recompter ses gros sous ? En tous cas, divertissements moins égoïstes et dont on fait profiter les autres au lieu de les tourmenter.

Vendredi 9 janvier

J’ai lu toutes les pensées du prince Ghika, pour avoir une impression de ce cœur meurtri ; mais soit tranquille, Manon, je les reprendrai lentement, une à une, comme il convient de le faire. Je remets à un peu plus tard la lecture du « Kilomètre 83 » car j’ai du pain sur la planche. Gloria achète un livre à peu près chaque jour et dans sa volumineuse bibliothèque il me choisit ce qu’il juge le meilleur et le plus délicat. Je voudrais ensuite t’en faire profiter toi-même, mais, à telle distance, c’est peu pratique. Cependant, je vais acheter à ton intention « La Châtelaine du Liban » de P. Benoît, existence exotique dans une ville cosmopolite où arrivent les parfums de la brousse déjà toute proche ; la transposition est intéressante à faire de la Syrie au Brésil. Je t’enverrai aussi un livre d’un tout autre genre. « Tans pis pour toi » de Gérard d’Houville ; cette créole a une « fémininité » exquise.

Je voudrais envoyer aux enfants « Le chemin de la Victoire » de l’historien Louis Madelin, le premier ouvrage que je trouve bien fait, bien écrit, bien clair sur le développement de notre guerre. « La fin de l’Emden », odyssée vibrante de marins allemands (il est beau de mettre chapeau bas devant tout héroïsme indomptable, même de ses ennemis).  Une belle conférence « Le Chef » du général Gamelin et un article de Hadamard sur l’Enseignement secondaire. Mais je ne voudrais pas que ces deux derniers se perdent. Hadamard m’a écrit cette dédicace sur sa brochure : « Souvenir pour souvenir. Les photos étaient mieux. Mais on fait ce qu’on peut. J. Hadamard ».

Samedi 10 Janvier

Oh ! là, là, qu’il fait chaud ! J’ai beau plonger doutes les deux minutes mes mains dans mon lavabo, les gouttelettes de sueur y reperlent tout de suite. Je n’ai rien sur le corps… que le pantalon de mon pyjama de soie et je ne sais même pourquoi je l’ai gardé : sans doute pour ne pas effaroucher la pudeur de Rubio qui, en ce moment, perché sur le dossier de ma chaise, gratte mon dos nu.

Dimanche 11 Janvier

Ton gentil paquet de Noël m’est remis aujourd’hui : merci ma très chérie. Donc, j’ai été sage, tu vois, puisque le Petit Jésus arrive et n’a pas changé de direction. Il est délicieux, le petit dictionnaire : tiens je m’en sers pour chercher un mot que j’ai dû mal t’écrire hier, « fémininité » et le mot n’y est pas. Tant pis si je le forge.

Gloria, l’esprit de contradiction même, me harcelait tous ces jours-ci pour monter dîner à Paineiras. Quand il a vu, ce matin, que j’acceptais pour ce soir, il s’est rétracté. Tant pis, moi je monte chercher un peu d’air… et je suis sûr qu’il me suivra.

Lundi 12 Janvier

Splendide fin de journée, hier, à Paineiras. Mon énervé compagnon a bien rouspété contre le train à crémaillère, contre la promiscuité des voyageurs qui sentent le nègre, contre le mauvais menu de l’hôtel, contre le manque de distinction de deux ou trois ménages que je connais et qui sont en villégiature là-haut. Mais il a été obligé de convenir que notre promenade sous la haute futaie le long du vieil aqueduc moussu était délicieuse, que les teintes chaudron, tango, vert et violet du rapide crépuscule étaient prodigieuses et que l’immense nuit par delà la terrasse sur laquelle nous dînions était voluptueuse… encore qu’il ait maugréé que la lune était bien tardive à se lever. C’est ma faute : j’avais oublié de demander au Bon Dieu d’avancer son heure de sortie de l’Océan, pour une fois !

Mardi 13 Janvier

Trop chaud. Je n’ai envie que de ressembler aux grands iguanes allongés sans mouvement sur une branche dans l’ombre chaude du feuillage. Ceux-là ont compris la bonne vie !

Mercredi 14 Janvier

Hier soir, tout en blanc frais, nous nous sommes rendus à l’invitation à dîner des Jasseron, au Lido. Mon dîner de la veille de Noël les avait emballés, si bien qu’ils ont récidivé exactement le même menu, avec la table et la même place. C’était bien le dîner du clan : les Jasseron, les Corbé, les Guédeney, les des Clozières, Lelong, Marlaud, Gloria et moi. On a bu frais, ce qui, en ce moment est capital.

Mais, à peine le dîner fini, ces messieurs n’ont pensé qu’à satisfaire leur vice des cartes : ils avaient des jeux dans leurs poches. J’ai préféré aller m’allonger sur le sable de la plage, dans la nuit, au milieu des femmes ; puis madame Jasseron, qui a la bougeotte, m’a prié de l’accompagner pour marcher un peu allègrement sur la digue. Seulement, comme elle ne veut jamais se ramener, son mari commençait à s’énerver quand nous sommes revenus au Lido. Je suis, heureusement très bon camarade avec Jasseron, ce qui l’empêche de tiquer quand sa femme, pour le faire mousser je pense, prend l’expression même et l’air pâmé de madame Buchalet pour dire « Cher Morize » : mais je suis encore furieux contre Gloria qui, affirmant que Jasseron est très jaloux, nous a accueillis devant tous en dodelinant de la tête et en disant d’un air équivoque : « Eh bien ! eh bien ! en voilà, mon cher, vous êtes le lion de cette soirée ». C’est idiot ce qu’il a fait là.

Jeudi 15 Janvier

Lelong, qui était monté passer deux jours à Pétropolis chez les Buchalet, m’a dit que ceux-ci étaient mécontents que je n’aie pas encore profité de leur invitation. Je me sens un peu gêné à cause de Gloria, que les Buchalet n’ont pas invité et qu’ils ne veulent pas inviter je crois : un fossé s’est creusé entre eux, je te l’ai dit. Si j’abandonne Gloria pour aller sans lui chez les Buchalet, je serai cause que le fossé s’élargira encore. Je sens déjà que mon camarade me boude un peu depuis que je lui ai témoigné quelque mécontentement le soir du Lido.

Je voudrais m’en tirer comme ceci : aller trois jours avec Gloria dans la Serra deo Mar, à Paulo Frontier, dont il m’a parlé. Au retour, tel que je le connais, il en aura soupé des ballades. J’en profiterai pour monter aussitôt à Pétropolis. Mais que les caractères difficiles vous compliquent l’existence ! Et comme, au fond, Gloria n’est pas mauvais garçon, je veux éviter de le froisser ou de lui faire de la peine.

Vendredi 16 Janvier

La sérénité est revenue dans le ménage Gloria-Morize, comme on l’appelle ici. Un télégramme de sa sœur annonce à mon camarade qu’il est proposé pour le grade de capitaine (car son grade régulier actuel, en France, est lieutenant). Il avait beau affecter de faire fi de l’avancement et des honneurs, il y a quelques jours, il s’est empressé de m’annoncer la bonne nouvelle, et d’un air joyeux. Nous nous sommes énergiquement secoués la main. Sa nomination sera sans doute pour Juillet.

Malgré ma flemme, il faut que j’écrive à ma Compagnie : tu penses, quel amusement !

Samedi 17 Janvier

Ne m’en veux pas, Manon, de la brièveté de mes lignes quotidiennes, en ce moment. Mais, par l’été tropical, une heure de travail cérébral équivaut à toute une journée de labeur en France. Je tâche, autant que possible, de faire mes courses d’affaires le matin, puis je ne ressors pas avant 6 h du soir pour me donner du mouvement. Entre les deux, la sieste est bonne et longue. Et pourtant, je me suis rarement aussi bien porté que depuis le 1er Janvier, grande et exceptionnelle période de chaleur sèche, sans une goutte de pluie. C’est l’humidité chaude dans laquelle on fond, qui est anémiante.

Dimanche 18 Janvier

Un bateau passant aujourd’hui pour Buenos Aires, il m’a fallu écrire à madame Georget qui, très gentiment, m’avait devancé dans l’envoi des souhaits de nouvelle année. Portant ma lettre sur le « Formose », j’ai eu le plaisir d’y rencontrer le commandant Giraud, qui commandait l’Aurigny lors de mon premier passage et qui commande maintenant le Formose. Il m’a parfaitement reconnu et m’a offert un verre, ce qui n’est pas de refus ces jours-ci. C’est un des meilleurs marins de la Compagnie, en même temps qu’un gentleman, on parle de lui donner le commandement du Massilia.

En mon absence, l’ami Gloria est parti se promener je ne sais où. Je suis donc seul et vais aller prendre le frais près du torrent.

Lundi 19 Janvier

Lettre de Pichon. Cela me fait penser qu’il serait gentil à toi d’aller voir sa femme qui est seule à Neuilly, 14 villa Ste Foy. Lui est en garnison à Sedan. Pour les Gippon et madame de Paul, fais comme tu l’entendras.

Une lettre d’Albert et une de Jean. Les courriers ont été longs, cette fois : un mois. Il paraît que Charlotte a été assez souffrante ; sa mère s’éreintait à la soigner, ce n’est pas très raisonnable. Le brave Albert paraît très emballé sur sa future belle-fille ; il s’attendrit sur le jeune couple « tout plein gentil ». C’est drôle, je ne me l’imagine tout de même pas en grand-papa et toi, le vois-tu comme cela ? Je vois mieux Charlotte en grand-mère encore jeune. Et d’après ce que tu m’as écrit, il me semble que notre nièce est disposée à jouer les jeunes femmes plutôt que rester l’enfant espiègle et primesautière qui serait mieux dans la note d’Albert, de Jean, et de nos enfants, et qui ne nous ferait pas passer d’emblée, nous les parents, dans la classe des vieux territoriaux.

Ces pages se sont imprégnées de tant de chaleur qu’elles t’en apporteront peut-être encore un peu ; j’entrouvre mes volets pour qu’un rayon de soleil se glisse dans l’intérieur de l’enveloppe. Et je voudrais qu’au moins cela se transforme en un peu de joie pour toi, ma Manon que j’embrasse.

Mardi 20 Janvier

La girouette a encore tourné. Mon bon ami Gloria s’est remis brusquement, sans aucun motif que je connaisse, à me faire une telle figure, que je t’affirme, Manon chérie, que si je ne tenais pas tant à vivre à l’hôtel Tijuca, je ferais mes malles et irais chercher logis ailleurs. C’est odieux de s’asseoir en face de quelqu’un dont le masque est rigidement de mauvaise humeur, qui ne vous répond que par monosyllabes ou qui hausse les épaules à tout ce que vous dites.

Je parle de la lettre que Pichon vient de m’écrire, et dans laquelle il me dit son projet de préparer l’Ecole de Guerre s’il échoue dans sa tentative de carrière civile ; je suis interrompu d’une voix bourrue : « Pichon n’entrera jamais à l’Ecole de Guerre ». Je parle de mes projets de randonnée au Rio Doce : « Des blagues ! Vous n’irez pas, vous resterez à arpenter l’Avenida ». Je parle des femmes de notre entourage : « Tout ça, des poules ! Je m’y connais moi ! ».

Béziers-Lafosse le charge de m’inviter à dîner après-demain ; je suis dans ma chambre, il n’entre pas et me fait la commission par une note écrite qu’il me passe. C’est un cerveau malade et un neurasthénique ; mais de plus il est terriblement jaloux ; jaloux quand un ancien camarade m’écrit et pas à lui ; jaloux de mes voyages ; jaloux de la camaraderie des autres, hommes ou femmes, pour moi.

La seule chose que j’aie à faire est de paraître ne pas m’apercevoir de la crise. Mais tout de même, après le coup d’aujourd’hui, la note Béziers-Lafosse, je ne veux pas dîner en face de lui ; je vais aller chez un bistrot quelconque. Et demain, s’il s’est intrigué de savoir comment j’ai passé ma soirée, je ne lui en rendrai pas compte ; cela le vexera car il est très inquisiteur.

Mercredi 21 Janvier

Depuis le début de l’année, vingt jours splendides de soleil, sans une goutte d’eau. Aujourd’hui, violente et soudaine tornade et un aguaceiro formidable, pendant que j’étais en visite chez les Beziers-Lafosse (je vais dîner chez eux demain et je ne leur avais pas encore fait ma visite du Jour de l’An).

Gloria toujours à rebrousse-poil. A dîner, je lui dis que j’avais appris chez les Beziers-Lafosse que le commandant Collin allait quitter l’hôtel Bello-Horizonte pour s’installer dans un petit appartement qu’il avait trouvé à Santa Thereza. « Il a bien tort de faire cela ; il aura trop de facilités pour recevoir la visite d’une poule chez lui ». Mon Dieu ! si cette poule là est du même ordre que celle qui est montée à Therezapolis avec Lelong, il n’y aura pas grand mal ; cette dernière était née tout entière dans l’imagination de Gloria (je l’ai su depuis) ; mais il affirmait l’avoir vue et ajoutait que c’était une fort jolie fille.

Eh bien ! je sais maintenant que Lelong est tout simplement monté avec la famille Marmorat (l’architecte) père, mère et deux filles. Ah ! mirages du soleil, fermentation du Tropique et potins de la colonie !

Jeudi 22 Janvier

Ta lettre 34, ma chérie, tes dernières pages de 1924. Les joies ou les mélancolies des souvenirs sont bien plus vives pour ceux demeurés dans le cadre que pour ceux qui ont une existence déracinée. Je vis bien plus Noël, fait de la fête du jour et des évocations des Noëls passés, en te lisant aujourd’hui, qu’en songeant l’autre jour 25 Décembre, Noël, et toutes les fêtes d’ailleurs, ne me semblent pas exister vraiment ici : c’est seulement là bas, vers le nord, très loin d’ici, presque dans un autre univers si différent du nôtre. Ce n’est pas une date de calendrier qui m’a remis Noël au cœur, ce sont tes lignes, qui en sont vraiment imprégnées.

Ta lettre m’apporte l’impression que, dans ton entourage, le calme est un peu revenu et que la paix s’est faite… au moins momentanément. Il y a bien la trêve des confiseurs, à cette époque ; il peut aussi y avoir la trêve de famille. Malheureusement, une grosse inquiétude : Franz.  Toi, maintenant, tu sais ce qu’il en est ; mais moi, je ne serai tranquille que par ta prochaine lettre. Pour Pierre, il me semble que nous ne devons pas être mécontents de son bulletin trimestriel.

Je suis bien de ton avis : il faut faire un cadeau à Paulette ; par ces temps durs la pauvre fille ne sera peut-être pas trop gâtée par sa famille. Nous ne sommes pas riches non plus, mais souviens-toi des vers de Coppée :

« En vérité,

Quand un pauvre a pitié d’un plus pauvre, mon Père

Veille sur sa demeure et veut qu’elle prospère ».

Pour le camarade Hector Denis, que veux-tu ? paye… et détruis ses circulaires qui n’ont rien de palpitant.

Je suis un peu surpris en apprenant qu’aucun faire-part de la port de ta mère n’a été envoyé… à moins que ce n’ait été sa volonté formelle. Mais il y a des gens qui pourront se peiner de n’en pas avoir été informés. Or, tu ne peux prétendre écrire de ta main à toute vos anciennes relations ; d’ailleurs, cela reviendrait à envoyer des faire-part manuscrits et dans ce cas je ne comprendrais plus pourquoi on ne les aurait pas fait imprimer.

Houdaille se montre une fois de plus un garçon affectueux. Il peut avoir ses défauts, c’est un chic camarade et d’une parfaite égalité de cœur et d’humeur. A ce propos, j’ai vu ce matin Gloria entrer dans ma chambre, et j’ai senti aussitôt que c’était la fin de la crise, avec son habituelle réaction nerveuse qui lui met des larmes dans les yeux. « Mon vieux, m’a-t-il dit, il ne faut pas m’en vouloir. J’ai été presque impoli avec vous ces jours-ci ; mis je n’avais rien contre vous ». C’est terrible d’être comme cela, c’est un impulsif maladif, vivant beaucoup trop d’imagination. Je lui ai naturellement demandé s’il avait reçu de mauvaises nouvelles ou s’il avait eu quelque contrariété, ou s’il se sentait souffrant. Rien. Il pleut depuis hier et la chaleur est tombée : il revient à un état normal.

Vendredi 23 Janvier

Hier soir, dîner chez les Béziers-Lafosse (tu sais, du clan collet monté) à l’hôtel Bello-Horizonte. Smoking, et quelle barbe ! En plus de Gloria et moi, il devait y avoir les deux ménages aviateurs de la mission et Lelong. Mais les deux femmes se sont mises à attendre des héritiers et madame Jeannaud refuse de se mettre à table en public. D’autre part, les deux maris et Lelong avaient téléphoné qu’ils étaient retenus au champ d’aviation et qu’on se mette à table sans les attendre. La petite madame de Moussac restait donc en carafe à son Hôtel Moderne, assez voisin cependant de l’hôtel Bello-Horizonte, mais ayant peur de faire le chemin seule dans la nuit. Gloria se précipita aussitôt pour aller la chercher.

A peine fut-il sorti que le ménage Béziers-Lafosse prit un air consterné et inquiet et madame Béziers-Lafosse dit : « Je ne sais si le commandant de Moussac ne sera pas mécontent qu’un homme seul ait été chercher sa femme. S’il y avait deux hommes, ce serait moins compromettant. Mr Morize devrait se hâter de rejoindre Gloria ». Je ne pouvais refuser, quoique sentant tout le ridicule des appréhensions de ce ménage vieux jeu. Mais quand j’eus rattrapé Gloria, quelle fureur : « C’est ridicule, criait-il. Vous ou moi, mais pas tous deux. Si on craint que je la viole en route, allez-y à ma place : vous êtes sans doute assez vieux pour ne plus être compromettant ». Je suis accoutumé aux aménités de Gloria, et j’ai fait demi-tour ; mais les Béziers-Lafosse sont restés très inquiets.

Cette anecdote te peint encore la mentalité du clan, peu fait pour respirer l’atmosphère coloniale.

Samedi 24 Janvier

Silveira Lobo, l’Inspecteur du Service de la protection aux Indiens, m’écrit qu’il envisage toujours d’entreprendre un voyage dans les territoires du nord de l’Espirito Santo, soumis à son administration mais non encore explorés. Du travail le retient à Victoria, mais dès qu’il aura fixé son itinéraire, il me l’écrira, souhaitant que je puisse être son compagnon. De plus, en Juin prochain, il fera à la Lagune dos Palmes la partie de chasse qui ne put avoir lieu en Octobre dernier. Si les circonstances sont favorables, voilà donc pour moi deux parties qui suffisent à valoir la lointaine villégiature que je fais.

Chose moins amusante pour l’instant : le dentiste. A paris, c’est déjà corvée ; ici, c’est pire. Les Brésiliens n’ayant aucune notion du temps, les rendez-vous sont assez vaguement fixés. On attend sur les marches de l’escalier, en fumant, ou bien dans une pièce qui semble être une salle de débarras de quelque musée des horreurs : masques en cire de soldats blessés à la face, traînent sur la table et les chaises. Monteiro de Barros, le dentiste, vint en effet en France, pendant la guerre et s’occupe, dans les hôpitaux, de refaire des figures à peu près à ceux qui avaient eu la face hachée. Enfin, sur tout cela et jusque sur les outils qu’on vous introduit dans la bouche, règne une propreté douteuse. Si tu veux en avoir une idée, fais-toi décrire par Albert l’intérieur du père Hilaire Ribouleau, notre premier dentiste ; cote 10 le cabinet Ribouleau et cote 1 le cabinet Monteiro de Barros. Mais que veux-tu ? les médecins mêmes de la mission française m’ont conseillé ce dentiste comme le plus habile.

Dimanche 25 Janvier

Hier soir, à la nuit déjà tombée, sous des torrents d’eau, le « Lutetia a accosté Rio, amenant le général Coffée, successeur de Gamelin, accompagné de sa femme. N’étant pas de la mission française, j’ai jugé que je n’avais pas à faire escorte à ce nouvel arrivant à sa descente du bateau. Mais aujourd’hui, je suis allé déposer ma carte à l’hôtel de Copacabana, où Lelong avait fait préparer un appartement pour les Coffée. Icre m’avait dit qu’il était très intime de ce général, qu’il lui parlerait et que celui-ci serait notre allié… mais Icre me fait encore l’effet d’un tel bluffeur !

J’ai profité de ma course à Copacabana pour faire quelques visites : les Bouisson (qui s’y sont installés depuis que les aguaceiros font fondre la maison qu’ils habitaient à Santa Thereza) les Lucciardi, les Spindala (auto-mitrailleuses pour le Mexique, vous commandera-t-on enfin ?).

Et, en attendant, au coin d’un terrain vague, le tramway pour rentrer, j’ai rencontré le vieux camarade Bernstein, qui sortait du Casino où il s’était fait encore plumer des quatre sous qu’il avait économisés dans sa semaine ; chaque fois que je le vois, il a perdu… mais il exprime la même confiance que demain la fortune lui sera plus propice. Elle fera bien de se hâter la fortune, pour ne pas arriver trop tard. Bernstein a au moins 75 ans !

Lundi 26 Janvier

Dis à Lili que sa lettre, qui m’arrive dans ton numéro 35, m’a fait très grand plaisir. Quant à Fafette, qui ne s’est rien cassé, je pense, en mettant son nom au bas du mot de son frère, dis-lui aussi que je suis content d’avoir vu qu’il sait écrire.

Tu me tranquillises un peu au sujet de Franz, ma chérie. Mais que, tout en aidant ses camarades quand leurs doléances sont justes, il n’aille pas faire inconsidérément le « Don Quixotte ». Il peut être certain que, s’il y a péril pour tous, tous rentreront sous leur tente et l’abandonneront à son sort… et cela parce que l’homme est ainsi fait. C’est possible de dire cela à notre grand, de le désillusionner, de jeter de l’eau glacée sur ses enthousiasmes et ses sentiments chevaleresques. D’ailleurs, il ne le croira pas, et il en aura seulement du malaise.

Quel pauvre Jour de l’An fut le tien, petite Manon ! Mais pourquoi les garçons ne sont-ils pas revenus pour débuter l’année avec toi ? N’y a-t-il pas eu un peu d’égoïsme dans leur conduite ?

Je ne suis pas très content de t’entendre dire que tu fais fi de toute coquetterie, que tu renonces au henné pour tes cheveux qui blanchissent. Dis toi bien que la coquetterie, à nos âges, devient une marque de courage ; le chef doit avoir splendide tenue à la tête de ceux qu’il conduit, s’il veut encore les dominer. Et même quand on sait que la mort est là, tout près, sur le champ de bataille ou dans son lit, j’admire ceux qui se font beaux pour la recevoir. C’est un devoir de lutter contre la déchéance.

Je ne m’étonne pas du tout de ce que tu me dis de la séance chez le notaire Faroux : la lutte est de chacun à chacun, et pas seulement de tous contre toi ; et je m’en sens presque plus aise (comprends bien). Paye ton loyer sans sourciller : tu pourras ensuite invoquer que ce fut une reconnaissance tacite de ton bail par tes co-héritiers.

Je n’y pensais pas, mais c’est une grosse maladresse pour eux de te demander de verser le montant de ton loyer ; profites en sans avoir l’air de rien, mais aies ta quittance bien en règle. Je me demande comment, si j’étais à Paris, je pourrais servir tes intérêts. Si déjà à 10 000 km je sers de tête de Turc, que serait-ce si j’assistais aux réunions où sont agitées les questions d’intérêts ! Et puis, que faire contre cette inertie qui hésite devant toute décision ? Faire tout vendre par autorité de justice, seule solution ? Mais ce n’est pas moi qui en ai le droit, c’est toi. Alors, ma chérie, je ne crois pas qu’il faille penser que je te serais d’un puissant secours si j’étais là, sauf pour te prêter mon épaule où tu puisses appuyer ta tête après une journée pénible.

Mardi 27 Janvier

Visite à madame Hoppenot, la jeune femme du Chargé d’affaires de France, que je n’ai pas trouvée chez elle ; puis visite à la femme du colonel Lecoq.

A peine rentré à Tijuca, j’étais appelé au téléphone. Castro e Silva me demande de me rendre le plus tôt possible à Saô Paulo où les affaires sont certaines, me dit-il, mais où nos amis se sont endormis. Je ne partirai que vendredi, car l’Aurigny passe jeudi et je ne veux pas manquer d’y voir mes bons amis. Mais j’avais fait le projet de monter à Pétropolis, chez les Buchalet, samedi, dimanche et lundi ; il me faut leur écrire que ma visite est remise à la semaine prochaine.

Mercredi 28 Janvier

Préparation de notes et documents et recherche de renseignements pour le Gouvernement de l’Etat de Saô Paulo. En plus des auto-mitrailleuses, il y aura peut-être un peu d’artillerie à fournir. Journée très bousculée, donc sans grand loisir pour t’écrire.

Jeudi 29 Janvier

L’Aurigny est arrivé dans la matinée, alors qu’on ne l’attendait que l’après-midi. Cela a disloqué tous mes projets et, au lieu d’emmener Muiron dîner au Jockey, comme le bateau repartait à 5 heures, c’est moi qui suis allé déjeuner avec lui chez Dumay.

En revenant ensuite à bord, j’ai trouvé les Guédeney qui visitaient l’Aurigny pour le conseiller aux parents de madame qui doivent venir faire un tour d’agrément au Brésil. Ce vieux ménage sera donc bien accueilli par les officiers et le personnel de bord.

Vendredi 30 Janvier

Anniversaire de Paul, j’y pense, mais n’ai pas une minute pour lui écrire. Je pars tout à l’heure pour Saô Paulo et ma valise est à faire. Ma chérie, je ne puis que remplacer toutes mes phrases par un long et très tendre baiser. Ri.